Peut-être faut-il partir d’une citation un peu amère, mais très réaliste.

«  Notre société aime la jeunesse, mais elle n’aime pas les jeunes. Dans la narration collective, être ou paraître jeunes devient une condition requise pour le succès, mais seulement pour ceux qui ne sont plus jeunes. Les jeunes véritables, eux, n’ont aucune importance, ils auront leur occasion dans leur futur, un futur qui, incidemment, n’arrivera jamais, car la jeunesse de ceux qui ne sont plus jeunes vise à s’allonger de plus en  plus, escamotant des espaces aux autres, aux jeunes véritables. L’école dévaluée, des systèmes de Sécurité sociale iniques, le milieu naturel et le paysage défigurés, ce sont tous des symptômes d’une société incapable de penser et de projeter son propre futur, malade d’une « inintelligence » aussi myope que dangereuse » (V. Pelligra, introduction à l’Assemblée thématique n° 3, « Accompagner les jeunes dans le monde du travail », 47ᵉ Semaine Sociale, Turin, 13 Septembre 2013)

Voyons si l’auteur a raison, en refaisant un parcours d’analyse des éléments qui accompagnent le passage complexe de jeunes à adultes.

 

1.       «  Faire famille » pour devenir des adultes ?

Le long du chemin vers le projet de couple et de famille, il existe aujourd’hui une double difficulté, presque une double marginalité qui concerne ceux qui vont la parcourir :

la difficulté de devenir des adultes, d’assumer un rôle actif, autonome, responsable (paradoxalement être jeune aujourd’hui, c’est être marginal).

la difficulté parallèle de penser à son propre futur partagé en couple avec une autre personne, au point qu’aujourd’hui, pour beaucoup de jeunes, se marier est presque une « mission impossible » (fonder un foyer, c’est une affaire d’autrefois, ce n’est pas trendy, ce n’est pas  cool, on dirait que « c’est ringard » … bref, marginal).

La littérature sur la « longue vie en famille du jeune adulte » est désormais une donnée consolidée ; elle voit surtout en Italie, mais dans d’autres pays développés aussi, un nombre de plus en plus remarquable de jeunes de plus de trente ans qui vivent avec leur propre famille, chez leurs parents, même quand des conditions d’autonomie existent ( un travail stable, par exemple) qui pourraient permettre un affranchissement plus fort. Ce phénomène social est imputable :

–       à des facteurs socio-culturels extérieurs comme la difficulté d’entrer dans le monde du travail, la difficulté de trouver une maison, les coûts pour une nouvelle famille généralement disproportionnés aux ressources réelles d’un jeune couple et, après les années de crise que l’on traverse, ces données empiriques  sont certainement plus négatives pour les jeunes d’aujourd’hui.

–       à des facteurs relationnels familiaux, comme la résistance à se détacher de ses parents (problème qui est aussi celui des parents), la difficulté à créer un projet autonome, l’adoption de stratégies de « report » de plusieurs choix importants (mariage, premier enfant, projet professionnel personnel, etc.). En tout cas, il ne s’agit pas seulement d’un « non choix » personnel par peur ou par incertitude (« Et ils ne veulent pas partir… »), mais aussi d’un nouveau « pacte relationnel familial » (« Et si après ils partent ?…), scellé entre parents et enfants adultes dans leur famille d’origine.

Même le récent Synode sur la famille de 2014 a décrit un scénario familier au niveau mondial sur les familles, qui s’exaspère quand on se concentre sur les familles jeunes ou sur le projet de famille des jeunes. Les défis sont très astreignants et complexes. Au point de vue socio-économique les mots les plus dramatiques qui retentissent dans la Relatio Synodi sont impuissance et abandon, qui représentent la perception de trop de familles face à l’économie, à la politique, et aux actions des gouvernements et des institutions publiques. « Il y a aussi une sensation générale d’impuissance face à la réalité socio-économique qui, souvent, finit par écraser les familles. C’est ainsi pour la pauvreté croissante et pour la  précarité du travail qui est sentie parfois comme un véritable cauchemar, ou pour une fiscalité trop lourde qui certainement n’encourage pas les jeunes au mariage. Souvent les familles se sentent abandonnées à cause du désintérêt  et du peu d’attention de la part des institutions » (Relatio Synodi, n.6)

Du point de vue de la culture, de l’anthropologie et des valeurs aussi, des défis encore plus radicaux apparaissent pour la solidité des familles, pour leur identité même et pour leur survie. « La plus grande majorité des réponses met en relief le contraste croissant entre les valeurs proposées par l’Eglise sur mariage et  famille et la situation sociale et culturelle diverse sur toute la planète. On relève l’unanimité dans les réponses, même dans leurs relations aux causes fondamentales des difficultés dans l’accueil des enseignements de l’Église : les nouvelles technologies diffusées et invasives, l’influence des mass-média,  la culture hédoniste,  le relativisme,  le matérialisme, l’individualisme,  la sécularisation croissante,  la prédominance de conceptions qui ont conduit à une libéralisation excessive des mœurs dans le sens égoïste, la fragilité des rapports interpersonnels,  une culture qui refuse des choix définitifs parce qu’elle est conditionnée par la précarité et par le caractère provisoire propre à une « société liquide » du «jetable », du « tout et tout de suite », des valeurs soutenues par la soi-disant « culture du déchet » et du « provisoire », comme le rappelle souvent  le Pape François » (Instrumentum Laboris, n.15).

Et les jeunes générations, celles qui doivent « rêver » la famille, en vivre le désir avant d’en concrétiser le projet, ne peuvent pas supporter ce climat.

     Naturellement, de nouvelles dynamiques relationnelles règlent la vie des familles des jeunes adultes, qui sont différentes en face des règles précédentes ; un exemple : il y a quelques décennies, l’exercice de la sexualité avant le mariage était fortement interdit par les systèmes familiaux (surtout pour les femmes, à vrai dire). Cette règle était si forte que l’on se sentait d’une certaine façon obligé à sortir de chez soi : on devait bien se marier … C’était même là l’une des raisons « fortes » qui poussaient à sortir de chez soi. Aujourd’hui au contraire, la pratique sexuelle avant le mariage, même du côté d’un fils/fille qui habite chez ses parents, est parfaitement compatible (pas pour tout le monde, pas toujours, mais dans une mesure très significative, et aussi du point de vue statistique) ; souvent, l’usage de la maison de vacances, ou même de la maison de sa propre famille est considéré plus sûr et conseillable face aux vieux modèles « outdoor ».

     D’ailleurs, notre société a perdu quelques-uns des facteurs normatifs qui permettaient, tant bien que mal, plus de clarté dans le cycle de vie d’une personne et donc de la famille. C’est-à-dire qu’il existait des rites de passage, soulignés souvent par des moments religieux, mais parfois seulement « sociaux », qui marquaient la sortie d’une phase du cycle de vie et l’entrée dans une autre : le service militaire pour les hommes, ou le début d’une activité de travail ou la fin d’un parcours de formation entre l’adolescence et l’âge adulte ; et la jeunesse était plus une donnée chronologique qu’une véritable condition sociale telle qu’on la considère aujourd’hui. La question, banale si l’on veut, mais légitime, c’est : « A quel moment devient-on adulte ? quand on part de chez soi, quand on a un travail, quand on a un enfant ? »

La difficulté de répondre à cette question montre combien il est difficile de définir un véritable moment de césure, et témoigne de la présence d’une longue phase de transition, souvent ambigüe, où la personne se débat entre autonomie et dépendance, entre responsabilité et tutelle. Cela devient souvent un problème de la personne, ou cela devient inévitablement un problème du couple qui s’achemine vers un projet autonome de vie. D’ailleurs aujourd’hui il est assez normal de partir de sa famille quand on est « single », tandis qu’auparavant on n’en partait que par le mariage.

2.      Un projet de vie avec une autre personne ?

     C’est justement au moment de la construction d’un projet partagé qu’on rencontre une autre difficulté que l’on pourrait synthétiser ainsi : « Je devrais décider maintenant de passer tout mon avenir avec un/une autre ? (et seulement avec lui/elle ?) ». Dans ce cas aussi la banalité de la formulation de la question cache la peur et les problèmes qu’aujourd’hui les jeunes (mais non seulement eux) endurent, et qui se dévoilent dans le projet de couple parce que c’est là que leur futur se règle vraiment. En particulier quelques difficultés culturelles de notre société se révèlent, qui pèsent directement sur le couple :  

  • La faiblesse du projet : peu de gens se sentent à l’aise de « parier » aujourd’hui pour toute leur vie. Pourquoi s’engager, pourquoi s’obliger dans une relation, surtout quand il y a de l’amour dedans ? Dans ce cas, ce sont toute l’ambiguïté et toute la fausseté d’une certaine façon de proposer l’affectivité qui émergent : l’affectivité est proposée comme le lieu de  l’instinctif, de la satisfaction immédiate de ses propres sentiments, qui ne peut pas être contrainte par d’autres limites : tant que  « je sens que j’aime », ça va, mais au moment où « je ne sens plus » (quoi ? de la musique romantique de la voix de son aimé/e ?), c’est fini. Cette « instinctivité  irrationnelle des sentiments » affaiblit la capacité de faire des projets amoureux (au contraire elle la juge négativement), en exposant les personnes au « sentimentalisme » anarchique des relations jetables. En outre, elle contribue à alimenter une idée de sexualité absolument mécanique, liée seulement aux pulsions et à ses besoins instinctifs (j’en ai envie, nous nous aimons, pourquoi pas ?) et totalement déliée de la signification des gestes, du sens des relations, du projet.
  • Le repliement sur le présent : l’absence de projets est produite aussi par un repliement sur le présent, qui concerne notre société entière et qui voit dans l’instant l’horizon unique (ultime) de tout geste ; ainsi on perd le sens de son histoire, de son destin, dans une perspective anthropologique où l’homme agit seulement pour répondre « immédiatement » à ses besoins et en est déterminé. L’homme qui se libère du projet devient ainsi un esclave du besoin, et cela devrait faire bien réfléchir dans une société comme la nôtre, capable de produire tant de besoins « illusoires ». Il s’agit d’ailleurs d’une manifestation de l’utopie de l’homme qui se suffit à soi-même, qui ne dépend pas de son passé, qui dans le présent n’a pas besoin d’autrui (au plus il s’en sert), ni du futur non plus si ce n’est pas lui-même qui le contrôle.
  • La peur de l’incertitude : finalement, la peur du futur qui prend souvent le langage d’un certain millénarisme catastrophique, qui devient dans la quotidienneté l’envie de contenir au maximum l’incertitude, de réduire le risque, de ne pas avoir d’imprévus dans sa propre vie (Puisque la société extérieure est si instable et incontrôlable…). Donc, pour un jeune, les choix pour son futur se basent sur le contrôle de tous les facteurs ; c’est seulement quand on aura  tout sous son contrôle (maison, travail, amis …) qu’on pourra faire le saut en avant. Cette attitude,naturellement, suggère une série de reports, dans l’attente de « sa place définitive », «du  bon appartement », « de la maison meublée comme il faut », et bien sûr de la  « personne juste » .
  • La peur de l’autre : d’ailleurs cette incertitude devient aussi la difficulté de se penser chaque jour avec une autre personne qui certainement n’est pas comme toi, et avec qui, plus ou moins consciemment, tu vas partager ta vie quotidienne. La difficulté nait à ce moment, de penser un partage qui se réalise dans le fait que tu vas vivre avec quelqu’un qui ronfle, peut-être, qui met sa brosse à dents dans ton verre, ou qui presse le tube de dentifrice au milieu plutôt qu’au fond : des choses qui marquent d’une façon non marginale la vie familiale. La difficulté naît au moment où l’autre devient, banalement, une limite à ta liberté, plutôt qu’un « toi » différent, à embrasser, à respecter, à aimer justement puisqu’il est différent. 

Ces dilemmes touchent non seulement à la vie de couple, mais aussi à l’idée de la personne et à l’idée de la société que chacun élabore et réalise dans son existence : la confiance, la fidélité, le respect des pactes sont des éléments qui marquent la qualité du « capital social » d’une collectivité, ainsi que les parcours de vie individuels et familiaux. D’ailleurs l’idée même qu’ « essayer d’avance » aide à renforcer la stabilité et la durée de la relation (d’abord on vit avec, ensuite, si ça va on se marie), sans devoir affronter ces dilemmes, apparaît plus comme la recherche illusoire d’une sorte d’« assurance sur les risques », ou comme la recherche de « techniques à apprendre pour la vie de couple » (il suffit de trouver le bon manuel et tout marchera bien). Le couple est une expérience qu’on ne peut pas traverser « préparés en toute sécurité », mais totalement impliqués et « en direct » ; on ne vit pas « ad experimentum », au point que très souvent des couples qui vivent ensemble depuis de longues années, une fois mariés se séparent après quelques mois : c’est apparemment paradoxal, mais en fait c’est à l’appui de la thèse qu’il est impossible de « vivre à l’essai ».

     Du reste, même les recherches psycho-sociales mettent en évidence l’efficacité limitée de la « cohabitation d’essai » pour prévenir les ruptures, les souffrances, les fragilités de la vie de couple ; c’est le résultat d’une enquête, réalisée il y a quelques années aux Etats Unis, mais encore intéressante pour comprendre ces dynamiques :

« Si l’on compare les parcours de couple entre ceux qui vivent ensemble et les mariés, les résultats de notre recherche confirment les recherches précédentes qui relèvent que le mariage est une relation qualitativement distincte face à la cohabitation, parce qu’il est doté d’un plus haut degré d’engagement et de stabilité par rapport au vivre ensemble :

–       on a trouvé dans le mariage des niveaux plus hauts d’engagement et de stabilité dans chaque cas de séparation et de réconciliation qu’on a considéré ;

–       les mariés expérimentent avec une fréquence bien plus faible que ceux qui vivent ensemble les  interruptions de vie avec son propre partenaire, comme la séparation ou la vie dans des maisons différentes ;

–       parmi les couples qui se séparent ou qui vivent séparément, les couples mariés expérimentent avec une plus grande fréquence des transitions qui les mènent à vivre encore ensemble après une réconciliation, ou en recommençant à vivre ensemble après avoir vécu séparément.

En plus, nos résultats suggèrent que le mariage stabilise l’union de ceux qui vivent ensemble. Ceux qui vivaient ensemble et qui arrivent au mariage ont une fréquence de rupture plus basse par rapport à ceux qui vivent ensemble et qui ne se marient pas, et ont des taux plus hauts de réconciliation et de reprise du vivre ensemble.

Nos analyses sur le rôle de la cohabitation avant le mariage révèlent qu’elle est associée seulement à une plus grande fréquence de séparations. Nous n’avons pas relevé de différence entre les mariages précédés de cohabitation et les autres pour ce qui concerne la fréquence de réconciliation, de résidences séparées et/ou de reprise de la relation après une expérience de résidences séparées.

La complexité et le paradoxe de ces résultats montrent la nécessité d’analyses ultérieures pour vérifier en quoi, en présence ou non de cohabitation avant le mariage,  les comportements des gens mariés sont différents pour leur engagement dans le mariage, pour leurs modèles de relation, de séparations successives, de réconciliation et de nouveaux mariages. » [1]

 3.      Amour et projet

     Aujourd’hui, dans la société contemporaine, il semble impossible d’attribuer des « raisons » aux choix affectifs et sentimentaux. C’est comme si dans notre culture, construire, vivre, gérer des projets de relation avec une autre personne, gérer une relation affective et sexuelle pouvait être lié seulement aux sentiments, pouvait être un évènement instinctif ou tout au plus sentimental, affectif. Ici nous payons les conséquences d’une représentation « romantique » de la vie qui privilégie la vérité des sentiments par rapport à la vérité des relations, la force du sentiment libre et éphémère du moment par rapport à la responsabilité durable. Le piège se trouve peut-être aussi dans une définition réductrice et illuminée de la raison, selon laquelle la raison est capable d’accepter, de « comprendre » seulement ce qu’elle réussit à expliquer dans son mécanicisme ; mais cela a déterminé aussi une séparation totale entre les racines les plus profondes de la vie de la personne et la raison même. C’est comme l’incapacité de donner un jugement culturel sur les affections et sur les sentiments ; dans la personne ces deux sphères ne réussissent pas à aller ensemble, car est rationnel ce qu’on explique rationnellement tandis que, en dernière analyse, tout le reste est instinct, « liberté affective ». C’est-à-dire qu’on devrait vivre en « éternels amoureux », la seule condition de vérité des sentiments.

     Mais c’est seulement de l’alliance entre la passion et la raison qu’un vrai « projet de vie » peut naître. La faiblesse et l’effacement de la raison affaiblissent le projet, aplatissent tout sur le présent. En effet ce qu’on sent aujourd’hui est le critère de ce qu’on fait maintenant, mais ce ne peut pas être le critère pour projeter le lendemain parce que, si demain on ne sent plus ce sentiment, le seul critère qu’on avait a changé, et donc on décidera différemment. C’est comme si, se remettant exclusivement à l’instinct et à l’affectivité, la personne vivait dans un présent infini, dénué d’un futur possible ou imaginable, où chaque moment se définit soi-même, et cela empêche de projeter.

    Le vrai projet d’amour est donc inévitablement l’expression d’une volonté, d’une raison et non pas d’un instinct et il exige donc « raison et passion » ensemble, comme condition pour créer une vie ensemble. C’est seulement un pacte faible qui s’instaure entre deux personnes qui se disent : « Nous resterons ensemble tant que nous nous sentons bien ». C’est un pacte qu’on peut faire, ce n’est pas impossible ou injuste par définition, mais ce n’est pas un projet de vie commune. Ce n’est pas même ce qu’une personne désire réellement quand elle rencontre quelqu’un avec qui elle veut partager sa vie toute entière.

     Cette distinction subtile, mais décisive, entre le fait de tomber amoureux et l’amour, essaie de créer un dialogue entre la passion et la raison, des mots qui sont souvent opposés dans la culture contemporaine. Et c’est aussi à cause de cette alliance manquée que les projets de couple et de famille perdent leur importance sociale et publique, se qualifiant essentiellement comme un « fait privé ». Contrairement à ce que les différents médias nous content aujourd’hui, l’amour et la sexualité vivent de raison, non seulement de passion. C’est cela qui permet de construire aussi une responsabilité publique du « faire famille ».

     Dans un certain sens, donc, on pourrait dire que l’amour ne peut pas ne pas conjuguer la passion et la raison ou, si c’était possible de corriger les proverbes, on ne devrait pas dire « le mariage est le tombeau de l’amour » mais « le mariage est le tombeau du tomber amoureux et le berceau du véritable amour ». Le fait reste, en tout cas, que l’amour ne peut pas être seulement un projet instinctif, un simple sentiment. Dans sa plénitude, l’amour est un projet raisonnable qui passe à travers le fait de tomber amoureux, mais là c’est seulement son commencement. Toutefois, il reste un point d’interrogation à savoir si cette assertion est comprise et partagée par la société contemporaine.

4.      Continuité et discontinuité générationnelles

     “Fonder un foyer” oblige aussi à définir de nouvelles limites avec deux milieux relationnels primaires, les systèmes familiaux de provenance et le contexte amical relationnel. La nouvelle famille qui se constitue ne peut pas ne pas adopter, plus ou moins consciemment, des stratégies de distanciation/rapprochement par rapport aux relations intimes dans lesquelles chacun des partenaires était inséré ; même cela constitue exactement l’une des premières tâches de développement de la famille dans son début. Cette opération se déroule à travers une négociation constante entre « ouverture » et « clôture » des limites familiales, dans laquelle parfois le couple peut traverser des difficultés, des incompréhensions, des accrochages. En tout cas, le degré d’ouverture du système familial vers l’extérieur engendrera une différence significative pour le fonctionnement de la famille, pour la qualité de la vie du couple, ainsi que pour la capacité d’adaptation/réaction de la famille aux défis de l’ambiance.

À titre d’exemple, à travers un langage non rigoureux et plutôt « familier » nous pouvons trouver des modèles d’ouverture relationnelle par rapport à des familles d’origine ou à d’autres réseaux relationnels/amicaux :

  • Moi et toi tout seuls : « due cuori e una capanna », où le projet de couple est le seul arbitre et une fois le couple entré dans la maison, personne ne peut plus entrer. On risque la clôture, des relations potentiellement asphyxiées et/ou asphyxiantes, dans le cas de difficultés relationnelles (ou non), l’insuffisante de ressources de l’extérieur ;
  • Moi, toi et maman : le couple reste uni (ou tout à fait piégé) à l’un ou aux deux systèmes familiaux d’origine (pas nécessairement celui de la femme), en se garantissant ainsi un flux de ressources affectives, relationnelles, d’aide aussi, mais en risquant également la faillite de l’objectif de l’émancipation/autonomie, inaliénable pour une famille nouvelle ; 
  • Moi et mes amis (ou toi et tes amis), quand l’un des membres du couple reste fortement lié au style de vie, aux relations, aux compagnies amicales précédentes, et qu’après le mariage il reste lié à ce système de rapports, d’emploi du temps libre, et aussi de valeur et de priorité en ralentissant – ou même paralysant – la construction d’un nouveau centre affectif de relations et de valeur ;
  • Nous et nos amis (ou nos amis et nous) ; dans ce cas c’est le couple ensemble qui reste dans le système relationnel amical, jouissant ainsi d’un vaste ensemble relationnel. Il y a plus de ressources extérieures, mais on fait courir un risque au parcours de définition d’un projet de couple original, partagé et autonome.

     Dans ces mécanismes de distanciation/implication avec les relations primaires externes au couple, il faut en tout cas vérifier la dialectique entre ouverture et clôture, entre ressources extérieures et intérieures, entre continuité et discontinuité, pour construire des parcours de couple et des projets neufs de famille, puisque c’est une famille neuve mais non pas isolée. En effet ce sont l’isolement et l’incapacité d’avoir des relations, de demander secours … à l’extérieur qui aggravent la faiblesse et la fragilité de toute famille.

     Sur le versant opposé, la continuité  intergénérationnelle constitue l’un des facteurs les plus forts d’éducation à la vie à travers la transmission de valeurs, de styles de vie, « modes d’emploi » d’une génération à l’autre. Toutefois aujourd’hui on observe une difficulté de cette transmission qui affaiblit pour les couples la capacité de faire des projets et aussi le processus de différenciation. On observe aujourd’hui une envie d’éloignement, de vie en vase clos, où les nouvelles générations semblent espérer peu des générations précédentes qui, à leur tour, ont de plus en plus de la peine à choisir et à communiquer les valeurs et les contenus jugés utiles pour les nouvelles familles.

    D’ailleurs la connexion avec l’histoire et avec les origines de la personne reste une tâche primaire des réseaux familiaux, qu’aucun sujet de la société ne peut remplacer ; on ne peut pas penser que l’école ou les mass-média ou la culture au sens large fournissent à eux seuls les instruments et les contenus de l’histoire et de l’identité des personnes : ils n’en sont pas objectivement capables, et s’il en était ainsi la liberté des personnes serait bien plus exposée à l’influence des puissants, de ceux qui contrôlent ces lieux sociaux.

     C’est un peu comme pour les porcs-épics de Schopenhauer, une métaphore toujours efficace pour décrire l’inévitable fatigue de la régulation des distances interpersonnelles. « Dans une froide journée d’hiver, des porcs–épics se serrèrent tout près les uns des autres, pour se protéger par la chaleur de leurs corps et ne pas mourir gelés. Mais tout de suite ils sentirent chacun les épines des autres et la douleur les obligea à s’éloigner de nouveau. Ensuite ils se rapprochèrent à nouveau à cause du froid et encore ils s’éloignèrent à cause des épines. Cela continua de cette façon jusqu’à ce qu’ils trouvent la meilleure position, qui leur permettait de se réchauffer sans se piquer. »

5.      Famille et travail: des valeurs alliées

     Ce n’est pas à moi d’approfondir le thème du travail pour les jeunes, mais il me semble important de ne pas séparer totalement ces domaines, car et le travail et les projets de famille font partie du même rêve de bonheur de toute jeune vie qui s’approche de l’âge adulte. D’ailleurs c’est en travaillant et en faisant famille qu’on construit la société, et la constitution de notre République cite elle-même le travail comme un élément essentiel et la famille comme la « cellule fondamentale » de la société. De plus, les deux domaines sont unis par un horizon de valeurs bien plus semblable que l’on ne pense : dans les deux cas, la liberté des personnes est en jeu, dans les deux cas, la responsabilité est une valeur inaliénable et la relation est fondamentale.

     Cette dynamique, cette syntonie nécessaire entre la famille et le travail, est bien décrite par la citation suivante, un peu longue peut-être, qui vient des travaux de la 47ᵉ Semaine Sociale des Catholiques italiens, dédiée à la « Famille : espoir et futur pour le Pays », en septembre 2013 à Turin, où la condition des jeunes a été observée avec une attention particulière.

     « Dans ce temps où le travail est incertain et précieux, mutable et totalisant, une dernière note touche à la possibilité et même au devoir de la famille d’aider ses enfants à gérer la polarité « daimon – anti-narcissisme ». Par cette expression, l’économiste Luigino Bruni (2013) indique la double tension qui anime les jeunes d’aujourd’hui dans le choix d’un parcours de préparation au travail et ensuite dans le choix du travail lui-même. Le « daimon »représente la vocation profonde de chacun, sa nature et sa voie d’épanouissement et de réalisation. La recherche d’un travail qui soit et qui donne une expression à cette dimension est un devoir envers soi-même et envers les autres. Au même moment cette aspiration légitime peut être paralysante, non seulement parce que ce travail peut tarder à arriver poussant ainsi le jeune à accepter des « travaux inadaptés », mais aussi – et cela peut être le plus grand problème – ce travail pourrait ne pas exister. Le marché, celui du travail aussi, est un mécanisme à travers lequel la collectivité indique quels travaux sont « utiles » plus que « beaux ». Voilà pourquoi se mettre en jeu sur le marché du travail, c’est commencer à comparer ses propres aspirations, sa propre vocation, son propre « daimon » avec ce qui est utile et apprécié par les autres. Dans ce sens le marché peut favoriser l’ « anti-narcissisme », c’est-à-dire l’antidote au narcissisme. Il est vrai aussi, d’ailleurs, que le fait de suivre seulement le signal du marché est aussi une distorsion qui portera a priori la négation de la réalisation personnelle et l’avilissement de sa propre vocation profonde. L’épanouissement naît donc de l’équilibre et de la composition de ces deux importantes tensions : le « daimon » d’un côté et l’utilité sociale de l’autre. La famille a le devoir de mettre les jeunes dans les conditions d’apprendre à gérer cette tension pour pouvoir se présenter dans le monde du travail tels qu’ils sont vraiment, mais dans une attitude bien “civilisée” d’ouverture aux autres. » (V.Pelligra, Introduction à l’assemblée thématique n°.3, « Accompagner les jeunes dans le monde du travail », 47ᵉ Semaine Sociale, Turin, 13 septembre 2013)

 

Sigmund Freud avait bien raison quand on lui demanda ce qu’il était nécessaire de faire dans sa vie pour rendre cette vie digne d’être vécue. Il répondit tout simplement : « LIEBEN UND ARBEITEN » («aimer et travailler»).



[1] (Georgina Binstock, Arland Thornton, Separations, Reconciliations, and Living Apartin Cohabiting and Marital Unions, Journal of Marriage and the Family, n.65, mai 2003, pp.432-443). Données d’une recherche (de 1962 à 1993), sur un échantillon de 800 jeunes blancs, sur le territoire métropolitain de Détroit (323 directement mariés, 226 mariés après cohabitation).