Dans nos débats actuels concernant la place des religions en France, on met souvent en avant la « défense de la laïcité ». Mais plus largement parfois, s’exprime aussi la crainte d’un éventuel « retour du religieux », celui que la sécularisation de nos sociétés occidentales avait cru refouler. La laïcité est un principe juridique, selon lequel un Etat « neutre » assure la liberté de conscience et de cultes des citoyens : elle marque l’indépendance du pouvoir politique par rapport aux autorité religieuses.

Golias Magazine n° 165 – nov. – décembre

Une laïcité enracinée dans notre histoire

L’institution de la laïcité de l’Etat s’enracine dans l’histoire de l’Europe occidentale, à partir de la lutte entre le pouvoir grandissant de la papauté médiévale et les pouvoirs politiques, le Sacerdoce et l’Empire.

Aujourd’hui tous les pays de l’Union européenne ont en commun un modèle de gouvernement basé sur la séparation du pouvoir politique et du pouvoir religieux et le libre exercice des religions, parmi les autres libertés, ce qui les distingue à la fois des sociétés où une religion reste la référence collective, et d’autres régimes laïques visant plus ou moins explicitement à éliminer les religions ou à en contrôler le plus possible l’exercice. Dans ce cadre général, les pays occidentaux ont une grande diversité dans leur mode de relations aux Eglises et confessions religieuses, depuis différents modes de séparation jusqu’à la reconnaissance d’une religion officielle comme en Angleterre ou au Danemark, en passant par différents types de concordats avec l’Eglise catholique romaine.

Une laïcité largement acceptée.

En France, la loi de séparation des Eglises et de l’État du début du XXe siècle, qui a longtemps divisé les français, est maintenant largement acceptée. Selon une enquête CSA commandée par le Comité National d’Action Laïque en 2005, pour le centième anniversaire de la Loi de séparation, « la laïcité est un élément essentiel ou très important pour l’identité de la France » pour 75 % des français, et « la laïcité à l’école est quelque chose d’important » pour 79 %, pratiquement à égalité entre les catholiques et les « sans religion ». La montée de l’islam, devenu la deuxième religion de France du fait de l’immigration a conduit à repréciser certaines règles concernant la neutralité dans les institutions dépendant de l’Etat. Mais concernant les musulmans, à coté d’une minorité intégriste cherchant à combattre notre conception de la société, la majorité d’entre eux respecte aussi nos lois laïques. La sociologue franco-turque Nilüfer Göle, dans Musulmans au quotidien, une enquête européenne sur les controverses autour de l’islam (éd, La Découverte, 2015), montre comment les « musulmans ordinaires » des jeunes générations, en Europe, tout en affichant plus ouvertement leurs pratiques que leurs ainés, sont dans une démarche d’accommodement et d’adaptation à la société européenne, dont ils se sentent partie prenante.

La sécularisation de l’Europe occidentale

La sécularisation désigne, dans le vocabulaire des sociologues, la baisse de la pratique et de l’appartenance religieuse et, plus généralement la perte de l’influence des religions sur l’ensemble de la vie sociale. Il y a des liens entre laïcisation et sécularisation, mais ils ne sont pas automatiques: la IIIe république a refusé jusqu’à sa fin le droit de vote aux femmes, en partie par crainte de l’influence que l’Eglise garderait sur elles, plus pratiquantes que les hommes… Ce processus historique, qui se poursuit depuis plusieurs siècles en Europe occidentale, s’est accentué ces dernières décennies : en France, la moitié des 18-25 ans se déclarent « sans religion », selon des enquêtes récentes… les divorces, unions libres se multiplient, l’avortement et, maintenant le mariage pour les couples homosexuels sont autorisés, contrairement aux préceptes catholiques.

Mais ce fait de la sécularisation progressive de nos sociétés a été aussi interprété comme la marche inéluctable d’un sens de l’histoire où le progrès de la modernité rationnelle, scientifique, technique ferait disparaître la religion de la vie publique et même de la vie personnelle, avec la progression de l’incroyance. Et comme l’Occident s’est longtemps cru l’avant-garde, pour toute l’humanité, de « la civilisation », de « l’humanisme », beaucoup pensaient que, à l’image de notre histoire, les religions s’effaceraient de la vie politique et sociale des peuples « primitifs » ou « archaïques » au fur et à mesure qu’ils entreraient dans notre modèle de développement.

Un premier accroc : de nouvelles puissances « modernes »…
et religieuses

Le premier accroc à cette belle histoire de l’humanité s’est produit, dans l’opinion publique occidentale, lors de la révolution iranienne, en 1979 : le renversement d’un régime «moderne» mais dictatorial et lié aux intérêts des pétroliers anglo-américains, celui du Shah, par une révolution sociale menée par un religieux, l’Ayatollah Khomeiny, au moment où le grand espoir de la révolution soviétique s’essoufflait et où, dans le sillage de l’élection du Pape Jean Paul II, l’Eglise catholique en Pologne entamait la mobilisation qui conduira à la chute du régime communiste. La romancière Annie Ernaux, dans Les années (éd. Gallimard, 2008, p.212), rend ainsi compte de ce choc : « La représentation du monde se retournait. Cette nébuleuse d’hommes en robe et de femmes voilées comme des saintes vierges, de chameliers, danses du ventre, minarets et muezzin, passait de l’état d’objet lointain, pittoresque et arriéré, à celui de force moderne. Les gens peinaient à unir modernité et pèlerinage à La Mecque, fille en tchador et préparation d’une thèse à l’université de Téhéran. On ne pouvait plus oublier les musulmans. Un milliard deux cents millions »

Depuis, la réalité d’un « islam politique » s’est imposée dans le champ de la politique internationale… y compris sous diverses formes de terrorisme. Mais, plus généralement, nous avons assisté à l’émergence de nouvelles puissances qui ont si bien adopté nos sciences et nos techniques, notre rationalité pratique, qu’elles deviennent nos partenaires et concurrentes économiques et politiques, contestant notre hégémonie, tout en gardant le cadre de leur civilisation où, pour certaines, la religion reste en grande partie la référence de la vie sociale, que ce soit en Inde, en Afrique, en Amérique latine ou tout autour de la méditerranée. Parmi ces religions, le christianisme lui-même, contrairement à ce qui se passe dans nos pays, n’est pas en recul dans le monde : le nombre des fidèles de l’Eglise catholique et de l’ensemble des Eglises chrétiennes est en hausse et la proportion reste stable, compte-tenu de l’augmentation globale de l’humanité (autour d’un tiers de l’humanité pour le christianisme, plus d’un milliard de fidèles pour le catholicisme).

D’où ce constat de M. Fabius dans un récent colloque organisé par le ministère des Affaires étrangères : « Nombre de crises actuelles restent inintelligibles et d’ailleurs insolubles si le fait religieux n’est pas pris en compte. » (La diplomatie au défi des religions, éd. Odile ]acob, 2014, p. 13).

La montée de l’islam en France

Et, en France, alors que s’estompait le souvenir des signes religieux catholiques dans l’espace public – processions de la Fête-Dieu, soutanes, cornettes, poisson le vendredi, même dans les cantines de l’école publique… – les jeunes générations de musulmans, « issus de l’immigration » réintroduisaient la visibilité de pratiques vestimentaires et alimentaires (le ramadan) au nom de la religion, des prières dans l’espace public (dans les rues, faute de lieux de cultes suffisants, sur les lieux de travail)…

Une « religiosité sans appartenance »

Enfin, parmi la population « de souche » elle-même, alors que la croyance au progrès par la science et la raison n’est plus aussi évidente, et que, devant la montée des autres puissances et la crise de notre modèle de développement, le projet politique perd de sa force mobilisatrice, on découvre que la baisse d’appartenance aux grandes Eglises chrétiennes ne signifie pas disparition équivalente de sentiments et pratiques religieuses. Dans la plus récente enquête sur les valeurs des européens, en France, 35% des « sans appartenance religieuse » répondent « avoir leur propre manière d’entrer en contact avec le divin sans avoir besoin des églises ou des services religieux ». Et 55 % d’entre eux accordent de « l’importance à une cérémonie religieuse » pour un décès, 40 % pour un mariage, 32 % pour une naissance (Pierre Bréchon, Iean-François Tchernia La France à travers ses valeurs, éd. Armand Colin, 2009, p.230). Ce que le sociologue des religions Yves Lambert désignait comme le « développement d’une religiosité sans appartenance ».

Malaise dans la sécularisation

La sécularisation dans le monde et même dans notre pays ne se déroule donc pas tout à fait comme on l’avait envisagée dans le sillage du positivisme du XIXe, où le progrès de la science allait conduire à la disparition des religions. C’est cette conception du sens de l’histoire qui est bousculée par l’importance du facteur religieux dans la vie sociale des pays devenus aussi « modernes » que nous, et par les nouvelles manifestations de « signes religieux » dans notre espace public. Une partie des réactions contre les manifestations de la religion musulmane en France – quand elles ne sont pas inspirées par le rejet de l’étranger ou de l’étrange – relève peut- être plus de cette crainte du « retour du religieux » dans la vie sociale, – identifiée, dans cette perspective, au retour de « l’obscurantisme » contre nos « Lumières », que de la défense de la laïcité de l’Etat.

La « contamination occidentale »

Si les bouleversements de la mondialisation nous conduisent à redécouvrir la force des religions dans le monde d’aujourd’hui, ils font aussi circuler les modes de pensée de l’Occident, y compris dans les sociétés où la tradition religieuse reste dominante dans l’organisation de la vie sociale, même quand elles ont déjà une constitution laïque comme la Turquie ou l’lnde (dont le droit civil reconnaît le droit hindou et la charia pour les citoyens de ces religions).

La distance critique, portée par les Lumières, envers l’absolutisme religieux et politique s’était déjà répandue à partir du XVIIIe dans les élites cultivées en relation avec l’Europe occidentale. Elle se retrouve maintenant dans ces nouvelles classes moyennes scolarisées, branchées sur les divers réseaux de communication, qui grandissent dans de nombreux pays. C’est la « contamination occidentale » des idées et des moeurs que dénoncent, au nom de la pureté de leur tradition, des pouvoirs politiques ou religieux qui se sentent contestés… même si ces courants critiques n’y sont pas toujours aussi « étrangers » qu’ils le prétendent.

Un « Etat civil… gardien de la religion »

Mais ces mouvements contestataires et revendicatifs de libertés politiques et de conscience contre l’autoritarisme politique et/ou religieux, sont marqués par une histoire différente de la nôtre.

L’exemple le plus surprenant pour nous est le « printemps arabe », dans une civilisation musulmane, où cela nous paraissait « inimaginable ». Car alors que notre révolution avait, dans un même mouvement, proclamé la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et instauré le culte de la Déesse Raison dans la cathédrale Notre-Dame de Paris, ceux qui se rassemblaient pour la liberté contre la dictature de Moubarak au printemps 2012, chaque vendredi, sur la place Tahrir au Caire, y faisaient aussi la prosternation de la grande prière du vendredi, et disaient « Inch Allah » après avoir revendiqué, et les militants de la Gay Pride en Turquie, en juin 2013, sur la place Taksim à Istanbul, interrompaient leurs slogans au moment de l’appel du Muezzin.

Quant à la nouvelle Constitution tunisienne adoptée en 2014 elle exprime en préambule « l’attachement de notre peuple aux enseignements de l’Islam, qui a pour finalité l’ouverture et la tolérance, aux valeurs humaines et aux hauts principes universels des droits de l’Homme. Considérant le statut de l’Homme en tant qu’Être élevé en dignité, et affirmant expressément notre appartenance à la culture et à la civilisation de la Nation arabe et musulmane, construisant sur notre unité nationale qui repose sur la citoyenneté, la fraternité, la solidarité et la justice sociale… ». Et elle proclame successivement que « La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime » (article 1), « un Etat civil, fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit » (article 2), que « le peuple est le dépositaire de la souveraineté » (article 3) et que « l’État est le gardien de la religion. Il garantit la liberté de conscience et de croyance, le libre exercice des cultes et la neutralité des mosquées et des lieux de culte de toute instrumentalisation partisane. L’Etat s’engage à diffuser les valeurs de la modération et la tolérance et à la protection du sacré et l’interdiction de toute atteinte à celui-ci. Il s’engage également à l’interdiction et la lutte contre les appels au Takfir et l’incitation à la violence et à la haine » (article 6).

Il n’est pas possible de savoir quelle forme de société sortira de ces mouvements et à quel rythme (après la Révolution de 1789, notre république laïque s’installe seulement en 1875 et le vote des femmes en 1945 …), mais il est probable qu’elle sera assez différente de la nôtre.

Les textes sacrés à l’épreuve de la rationalité critique

Mais ces nouvelles manières de percevoir le monde et l’homme ne pénètrent pas seulement le champ politique de l’organisation des pouvoirs et des libertés civiles. L’exercice de la rationalité critique envers tout système de pensée, tout texte, même religieux, qui est une des marques dominantes de l’Occident, circule maintenant dans toutes les aires culturelles, et y pose question aux religions même « dominantes ». Et en particulier à la « troisième religion monothéiste », l’Islam, où l’interprétation du Coran se trouve aussi confrontée à l’interrogation critique, comme le furent les textes fondateurs du judaïsme et du christianisme depuis plus d’un siècle à partir de nos universités, entrainant la transformation de leur compréhension, même parmi les fidèles, à travers durs combats, débats et excommunications.

Le « fait religieux » revisité

Et pour ce qui concerne le monde vu de l’Europe occidentale si, au moins à vue d’une génération humaine, même « augmentée », le fait religieux, celui des grandes institutions en voie de transformation et du religieux « hors piste », avec toutes les articulations intermédiaires, reste une réalité sociale importante dans ce monde largement entré dans la modernité, cela ébranle notre conception de la religion comme réalité archaïque appelée à disparaître avec le triomphe de nos Lumières, et conduit à reprendre à nouveaux frais 1’interrogation sur les religions et le religieux comme une part contemporaine de l’expérience humaine. De même la coexistence avec d’autres formes de sociétés modernes, démocratiques mais qui restent religieuses, fait apparaître notre conception de la laïcité, non d’abord comme un principe universel à l’aune duquel nous serions autorisé à juger toutes les autres expériences, mais aussi comme le produit de l’histoire d’une partie de l’humanité, héritière de l’Empire Romain, d’une forme particulière de religion, le christianisme médiéval, et des luttes contre la domination de son pouvoir clérical. Une expérience particulière qui est notre originalité, et qui, elle aussi, a son rôle à jouer parmi les autres dans les échanges nouveaux de ce monde cosmopolite.

Dans des sociétés en grands bouleversements

L’étape actuelle de la mondialisation se caractérise en effet par la multiplication de la circulation des informations, et des personnes à travers les échanges universitaires, scientifiques, commerciaux… le tourisme et les migrations de masse. Et aussi par les bouleversements économiques et sociaux qu’entraine l’actuel mode de développement.

Pour les milliards d’hommes qui vivent dans les grands pays  émergents, ce changement est vécu comme un très grand progrès (l’accès à l’électricité, aux transports, à l’internet, au téléphone portable), même si tous n’en profitent pas, dans des sociétés très inégalitaires. Dans nombre de ces pays, de nouvelles couches moyennes, scolarisées, « branchées » sur les grands réseaux d’information sont plus ou moins dans des circuits d’ouverture à la connaissance des autres civilisations. En même temps ces sociétés connaissent de grandes résistances internes à ce qui est vécu par beaucoup comme une déstabilisation des modes de vie et de pensée, en particulier dans les populations rurales, encore très nombreuses, dont la situation est menacée: c’est un cercle beaucoup plus large que celui, très voyant mais très minoritaire, des terroristes…

Le monde occidental vit plutôt cette transformation du monde comme la perte de sa suprématie économique et politique, et si une partie de la population sait profiter de nouvelles opportunités, une autre voit aussi sa situation économique menacée, sans moyens de s’adapter à ces changements imposés et, pour la première fois depuis plusieurs générations, craint une régression pour ses enfants : ceux-là aussi cherchent d’abord à se protéger de ces nouvelles puissances étrangères, de la concurrence qu’elles viennent introduire jusque chez nous par la présence des migrants sur le marché du travail, avec leurs modes différents de vie et de pensée…

L’ébranlement de l’universalisme occidental

Dans ces bouleversements de toutes les sociétés, le monde occidental connaît une difficulté particulière du fait qu’il s’est pensé, pendant quelques siècles, non seulement comme différent, mais en dépositaire et/ ou inventeur de principes universels, avant-garde de l’humanité, promoteur de la civilisation, des Droits de l’Homme… et plus récemment de la Femme.

Presque personne évidemment n’oserait plus publier un essai intitulé Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures comme le faisait le philosophe et ethnologue Lucien Lévy-Bruhl en 1910, ni invoquer le « devoir de civiliser les races inférieures » comme ]ules Ferry en débat avec Georges Clémenceau en 1885.

Mais tout en renonçant à se proclamer supérieur, on peut maintenir cette revendication de l’universalisme de notre vision de l’homme au nom de notre conception de la raison, de la commune nature humaine, plus importante que les différences culturelles « superficielles ». En politique internationale, cela se retrouve dans la ligne de l’essai de l’américain Francis Fukuyama, traduit en français sous le titre de La fin de I’histoire et le dernier homme (Flammarion, 1992), selon laquelle, après la chute de l’empire communiste, nos démocraties libérales constituent le seul modèle qui correspond aux aspirations des hommes, et qu’on peut aider les autres peuples à le découvrir… au besoin avec l’aide de la puissance américaine. Au quotidien, cela peut se traduire dans le jugement porté sur l’avancement ou le retard des autres civilisations et même de notre propre passé, en fonction de nos conceptions actuelles de l’homme, de la femme, de la vie en société…

Une autre réaction à cette affirmation des autres civilisations dans notre histoire récente peut se ranger sous la bannière de l’essai d’un autre américain Samuel Huntington, Le choc des civilisations (éd. Odile Jacob, 2000), lui aussi largement diffusé en Occident, qui insistait au contraire sur la profondeur de ces différences culturelles, mais figées comme des continents qui se juxtaposent ou s’opposent. Pour beaucoup, dans cette ligne, il ne s’agit certes pas de prôner un conflit armé, mais dans la coexistence de ces différences maintenant inévitable, d’organiser au moins la défense de notre spécificité : contre la subversion de notre modèle par l’invasion des migrants, pour le maintien de sa pureté contre les influences étrangères, contre la contestation intérieure de ses fondements intangibles…

Un troisième type de réaction veut à la fois s’opposer au rejet de la différence, d’un coté, et à la croyance en l’universalité de nos valeurs, de l’autre. C’est, par exemple la voie que trace l’ancien ministre français des Affaires étrangères Hubert Védrine dans Continuer l’histoire, un titre en contre-pied de La fin de l’histoire de Francis Fukuyama, où il dénonce un « universalisme occidental à la fois bien pensant, bien intentionné, hégémonique, paternaliste et sûr de lui qui s’est heurté aux réalités » (éd. Fayard, 2007, p.32), ces réalités qu’il rencontre à la dernière conférence de l’ONU sur les droits de l’homme, dite Durban II, en 2009, où se dresse une forte opposition aux occidentaux, qu’il décrit et commente ainsi : « […] un temps fort du bras de fer plus général entre les Occidentaux et les autres, autant géopolitique qu’idéologique, pas seulement sur les droits de l’homme. Il porte sur la légitimité du milliard d’Occidentaux à imposer leurs conceptions, dans ce domaine comme dans les autres…. Si l’on constate que nos valeurs occidentales universelles ne sont pas universellement considérées comme universelles, il faut alors s’y prendre autrement. » (Libération, 22 avril 2009)

Dans cette troisième voie il s’agit donc à la fois de prendre au sérieux ces différences et de rechercher une coexistence de la famille humaine dans Le Pluralisme ordonné, (éd. du Seuil, 2006), selon le titre d’une publication du cours au Collège de France de Mireille Delmas-Marty, qui participa à la création de la juridiction pénale internationale. Ou, pour en rester aux rapports entre les cultures, à envisager la possibilité d’une communication non dans la soumission à un principe préalable qui s’imposerait à tous, mais dans la recherche de ce qu’il y a de commun après avoir pris la mesure de l’écart entre les civilisations, selon les distinctions du sinologue François Jullien dans De L’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures (éd. Fayard, 2008).

L’humanisme laïc dans un monde pluriel

Au delà des mesures élémentaires pour contrer les attaques du terrorisme menaçant directement notre existence, c’est entre ces grandes lignes de réactions à l’ébranlement de notre universalisme, avec le poids des conflits d’intérêts politiques, militaires, économiques, sociaux …, que s’inscrivent les choix de défense et d’illustration de l’héritage de notre humanisme laïc dans l’échange, plus ou moins conflictuel, avec ces anciennes civilisations qui, entrées elles aussi dans la « modernité », y affirment maintenant leur différence.

N. B. : Gérard Masson a publié de nombreuses analyses sociologiques des politiques sociales et culturelles publiques dans le cadre de la Fondation pour la Recherche sociale (devenue FORS-Recherche Sociale) et, plus récemment L’ébranlement de l’universalisme occidental. Relectures et transmissions de l’héritage chrétien dans une culture « relativiste » (l’Harmattan, 2009) ; il a aussi participé au groupe de travail de la Ligue de l’enseignement, confédération laïque d’éducation populaire avec Confrontations, association d’intellectuels chrétiens, qui a préparé la publication de Pour un enseignement laïque de la morale (éd. Privat, 2015).