Je suis né et j’ai grandi au Cameroun, un pays de 22 millions d’habitants, situé en Afrique de l’Ouest, qui est devenu “indépendant” (si ce mot signifie quelque chose en Afrique) en 1960 après une histoire coloniale impliquant les Allemands, les Anglais et les Français. Depuis 1960, le Cameroun n’a eu que deux chefs d’Etat : le premier a gouverné de 1967 jusqu’à sa démission soudaine en 1982. Le second, son premier ministre de l’époque, a pris le pouvoir en 1982 et est toujours au pouvoir à l’âge de 85 ans et il y a des indications qu’il veut briguer un autre mandat. Au cours de ces 58 années d’indépendance politique, il y a eu de nombreuses élections, mais Dieu seul sait si l’une d’entre elles, a jamais été démocratique. En d’autres termes, en 48 ans d’existence, je n’ai connu que deux chefs d’Etat. La triste vérité est qu’après de nombreuses années de mauvaise gouvernance, le Cameroun est maintenant confronté à une guerre quasi-civile, qui est essentiellement une crise de justice sociale. C’est dans ce contexte, qui n’est évidemment pas représentatif de l’ensemble du continent africain, que je parle de crise politique en Afrique subsaharienne.

   En termes de bonne gouvernance, l’indice Mo Ibrahim 2007 montre que la moyenne pour l’ensemble du continent est de 50, 8/100 : il est évident, et heureusement, que certains pays africains, bien que peu nombreux, se portent beaucoup mieux que d’autres. Des pays comme Maurice, les Seychelles, le Botswana et le Cap-Vert s’en sortent assez bien avec une moyenne de plus de 70/100. Mais la plupart sont encore à la traîne. Depuis les années 1990, les progrès vers une culture plus démocratique sont constants mais très lents. Le démantèlement des structures et des mentalités politiques monolithiques s’est avéré être une tâche très difficile qui exige beaucoup de patience et de résilience de la part des organisations et des personnes engagées à travailler pour le changement. La plupart des crises politiques en Afrique sont souvent liées à la concurrence pour le pouvoir et le contrôle des ressources économiques convoitées par les entreprises étrangères.

    Souvent, les intérêts économiques des entreprises multinationales sont le facteur décisif. Les pays africains riches en ressources minérales ont tendance à être en proie à des crises politiques et à des guerres civiles qui servent les intérêts égoïstes des gouvernements corrompus et de leurs complices étrangers. C’est dans ce contexte que je me suis posé des questions telles que : que signifie l’éthique sociale pour moi et mon peuple ? Quelle est la pertinence de l’enseignement social catholique face à de tels défis ? Comment mettre en pratique les théories de justice sociale dans un tel contexte ? Quelle part de la responsabilité correspondante est individuelle et quelle part est collective ?

Mon premier contact avec l’enseignement social catholique a eu lieu au début des années 1990, lorsque j’ai commencé ma formation sacerdotale. Il s’agissait surtout d’une introduction aux encycliques papales depuis Rerum Novarum à Gaudium et Spes. Mais il ne s’agissait que de principes théoriques. Rien sur la façon de les mettre en pratique dans une paroisse ou une organisation chrétienne. Dans ces années-là, l’Afrique commençait à passer de régimes autocratiques à une culture politique plus pluraliste. Ce furent des années de crise économique et politique sur tout le continent. Les programmes d’ajustement structurel prescrits par les institutions de Bretton Woods pour aider le continent à se redresser économiquement n’ont fait qu’aggraver la situation des pauvres. Dans un tel contexte, des principes herméneutiques tels que “l’option préférentielle pour les pauvres” ont commencé à avoir un sens pour moi.

Mais le tournant pour moi a été l’entrée dans la Compagnie de Jésus en 1992 et l’introduction au noviciat du Décret 4 de la 32ème Congrégation Générale des Jésuites qui avait eu lieu à Rome en 1974. Ce décret redéfinit la mission de la Compagnie de Jésus dans le monde en termes de service de la foi et de promotion de la justice. J’ai été fasciné par cette façon de lier la foi aux questions de justice et depuis lors, je me demande ce que cela signifie et ce que cela implique concrètement dans la sphère publique et dans le contexte particulier des crises politiques et des injustices économiques en Afrique. Comment cela se traduit-il dans la pratique en tant que jésuites, en tant qu’Église ? Individuellement et collectivement ?

Ces questions ont façonné mon cheminement intellectuel et spirituel dans la Compagnie de Jésus jusqu’à aujourd’hui. J’ai développé un intérêt académique pour la philosophie politique, l’éthique sociale et les sciences sociales. Par exemple, pour ma thèse de maîtrise en théologie, j’ai tenté une étude comparative des principes de base de l’enseignement social catholique et de l’approche par les capacités d’Amartya Sen dans le but d’explorer une des façons de traduire l’enseignement social catholique en un programme politique. J’ai ensuite fait un doctorat en anthropologie sociale et culturelle, à la recherche de meilleurs outils pour l’analyse sociale et politique des sociétés africaines.

Après avoir terminé mon doctorat, on m’a demandé de rejoindre l’équipe jésuite de la Faculté des sciences sociales et de gestion de l’Université catholique d’Afrique centrale à Yaoundé, au Cameroun, mon pays natal. Face aux défis du contexte esquissé plus haut, ma principale préoccupation était le rôle de l’intellectuel jésuite dans la sphère publique. J’ai décidé que je devais faire plus que me limiter à des tâches universitaires d’enseignement et de recherche. J’en suis venu à la conclusion que ma vocation de jésuite et de professeur d’université m’obligeait non seulement à être attentif à ce qui se passait dans le pays, mais aussi à parler des questions de justice structurelle qui se posent dans la société et dans l’Église. Après plus de quelques décennies d’expériences difficiles dans ce domaine, j’ai le sentiment que l’Église n’a pas pleinement saisi les implications pastorales des concepts de “structures sociales du péché” ou de “péché social” de Jean-Paul II qui sont à l’origine de la plupart des crises politiques dans le monde en général et en Afrique en particulier. L’Église est plus à l’aise pour s’attaquer aux effets de la justice structurelle que pour s’attaquer aux causes profondes des injustices dans le monde. Je me suis aussi rendu compte que le ministère de la confrontation avec les “structures sociales de l’injustice” est dangereux.

La difficulté est bien saisie dans Africae Munus (AM), l’exhortation post-synodale dans laquelle le Pape Benoît XVI a concrétisé le rôle public de l’Église en Afrique après le deuxième Synode africain à Rome en 2009. Le synode s’est concentré sur la réconciliation, la justice et la paix dans les sociétés africaines en proie à des conflits et à des injustices. Discutant du rôle public de l’Église, le Pape Benoît XVI a écrit : ” La tâche que nous devons nous fixer n’est pas facile, car elle se situe quelque part entre l’engagement politique immédiat – qui ne relève pas de la compétence directe de l’Église – et le potentiel de retrait ou d’évasion présent dans une spéculation théologique et spirituelle qui pourrait servir à échapper à une responsabilité historique concrète ” (AM, 17).

Au sujet de l’ordre mondial injuste qui est l’une des causes profondes de la crise politique en Afrique, le Pape Benoît XVI écrit : “Avec les Pères synodaux, je demande à tous les membres de l’Eglise de travailler et de se prononcer en faveur d’une économie qui s’occupe des pauvres et s’oppose résolument à un ordre injuste qui, sous prétexte de réduire la pauvreté, a souvent contribué à l’aggraver. Dieu a donné à l’Afrique d’importantes ressources naturelles. Compte tenu de la pauvreté chronique de sa population, qui souffre des effets de l’exploitation et du détournement de fonds, tant localement qu’à l’étranger, l’opulence de certains groupes choque la conscience humaine. Organisés pour la création de richesses dans leurs pays d’origine, et souvent avec la complicité de ceux qui sont au pouvoir en Afrique, ces groupes assurent trop souvent leur propre prospérité au détriment du bien-être de la population locale.” (AM 79)

L’exhortation ne s’écarte pas des principes énoncés dans Gaudium et Spes il y a plus de cinq décennies sur la distinction et l’indépendance des sphères religieuse et politique, sur la répartition des sphères entre clergé et laïcs. En effet, sur la responsabilité politique des laïcs, lit Gaudium et Spes : Les devoirs et les activités dans le monde appartiennent à juste titre, mais pas exclusivement aux laïcs. Ainsi, en tant que citoyens du monde, individuellement ou socialement, ils respecteront les lois propres à chaque discipline, et travailleront à se doter d’une véritable expertise dans leurs différents domaines. Ils travailleront volontiers avec des hommes poursuivant les mêmes objectifs. Reconnaissant les exigences de la foi et dotés de sa force, ils concevront sans hésitation de nouvelles entreprises, là où elles sont appropriées, et les mettront en action. Les laïcs doivent aussi savoir que c’est généralement la fonction de leur conscience chrétienne bien formée de voir que la loi divine s’inscrit dans la vie de la cité terrestre ; des prêtres ils peuvent chercher la lumière et la nourriture spirituelle. Que le laïc n’imagine pas que ses pasteurs sont toujours de tels experts, qu’à chaque problème qui se pose, aussi compliqué soit-il, ils peuvent facilement lui donner une solution concrète, ou même que telle est leur mission. Au contraire, éclairés par la sagesse chrétienne et en accordant une attention particulière à l’autorité enseignante de l’Église, que le laïc assume son propre rôle distinctif (GS, §43, 2)

En d’autres termes, le clergé doit rester à l’écart de la politique partisane et laisser aux laïcs le soin de s’engager dans la complexité des activités du monde. Cela dit, il y a des situations exceptionnelles où certains évêques africains ont été appelés à jouer un rôle important de médiation politique afin de négocier des transitions pacifiques dans leur pays précisément en raison de leur impartialité politique. D’autre part, l’Église compte sur les laïcs pour traduire l’enseignement social catholique en activités séculières, mais dans la pratique, les laïcs catholiques sont invisibles dans le paysage politique en Afrique. Soit ils restent à l’écart de la vie politique, soit ils ont tendance à séparer leur vie spirituelle de la vie politique.