Le 21 mai 2021, à 7h45. Il me semble nécessaire d’indiquer la date, et même l’heure [de la rédaction de ce texte, ndlr] dans un pays qui évolue à la vitesse de la Colombie. Un psaume et un texte de saint Paul nous parlent de grandes “transformations” et/ou révélations qui se produisent en un clin d’œil » (I Cor. 15, 52). Et en effet, la Colombie n’est plus la même après le 28 avril 2021 ; depuis ce jour-là, les manifestations n’ont pas cessé, la force de la “grève nationale” n’a pas diminué. Même les médias ont d’abord loué le caractère coloré et massif de la grève, qui dure en fait depuis plus de trois semaines consécutives, alors que de nouvelles journées de mobilisation nationale sont déjà prévues pour les 26 et 28 mai.

Le premier jour de la grève, le 28 avril – jour où la Colombie entière s’est épanouie, animée par les chants des jeunes – le nombre de municipalités dans lesquelles les citoyens se sont exprimés a surpris : 500 sur les 1 125 que compte le pays ; 6 millions de personnes sur 50 millions.  Aujourd’hui, ce sont plus de 600 municipalités, auxquelles s’ajoutent des quartiers, des cantons et des villages. Si l’on additionne les 23 jours consécutifs de grève, des millions d’autres personnes ont participé aux manifestations et appels divers qui se sont multipliés, non seulement en présentiel mais aussi virtuellement. De fait, d’une manière ou d’une autre, c’est tout le pays qui a été impliqué. Des jours que l’on n’oubliera pas, des jours comme notre histoire n’en avait jamais connu.  Et nous en sommes témoins.  Le vent est fort et n’arrête pas de souffler. Les jeunes, les grands acteurs de ces journées épiques, sont sortis en grand nombre pour chanter et danser ; les casseroles et les tambours résonnent de rythmes hypnotiques ; les gestes de solidarité se multiplient ; les mères défilent avec leurs enfants ou prient pour eux depuis leur maison dans la crainte que la police ne les frappe, ne leur tire dessus ou ne les arrête pour avoir participé à la grève. Des clubs de football qui s’entretuaient autrefois pour la couleur d’un maillot défilent désormais ensemble en scandant des slogans; des manifestants étreignent des policiers et leur proposent de l’eau tandis que d’autres passent de longues heures à peindre des graffitis sur lesquels on peut lire “État assassin”. Des familles de paysans musiciens ont composé de belles et vivantes chansons ; la grève ne s’arrête pas : les universités jouent un rôle très important ; à Medellín, des étudiants d’universités privées et publiques participent à la grève et chacun apporte des contributions originales ; la faculté des arts de l’Université d’Antioquia organise un concert d’une journée entière et la place finit par être bondée de jeunes écoutant des groupes musicaux.

Un mouvement pacifique mené par la jeunesse

Oui, depuis le premier jour jusqu’à aujourd’hui, la grève nationale a été PACIFIQUE, elle a été une explosion de joie, de créativité, de force, de dignité, de prise de conscience ; c’est ainsi que le Conseil municipal pour la paix (CONPAZ), décrit la grève à Medellín dans une communication au maire de la ville et à son cabinet: “Cette démocratie de rue, essentiellement pacifique, s’exprime à Medellín d’une manière sans précédent. Ce n’est pas tant une mobilisation portée par les syndicats ou les étudiants, c’est avant tout une mobilisation des périphéries, ça se passe surtout dans les quartiers. Nous en avons eu un merveilleux exemple avec 200 jeunes qui ont restauré une peinture murale à l’angle des rues San Juan et 80ème et ont terminé leur tâche par des embrassades.  Les expressions de fraternité se multiplient dans les quartiers, on exprime sa lassitude de la violence. La création culturelle, les expressions esthétiques et artistiques prévalent. Des assemblées populaires sont organisées. Tout cela est porté par les jeunes, qui nous montrent les nouvelles valeurs d’une culture politique différente. L’attention, la fraternité et la fête se tiennent par la main. Alors qu’en tant que société, nous ne comprenons pas ce qui se passe, les jeunes sont politisés, ils sont conscients de la réalité du pays.

L’un des “symptômes” de cette prise de conscience des jeunes est leur critique et leur rejet des grands médias dans plusieurs des manifestations. Les grands médias, complices du régime mafieux, perdent leur crédibilité à un rythme accéléré. La Vérité jaillit comme un volcan.  Les actes de vandalisme, de destruction de biens, que la presse met en exergue, sont peu nombreux par rapport aux milliers d’actes de créativité, de coexistence, de responsabilité citoyenne et au nombre de personnes qui ont participé aux manifestations. Nous ne devons pas ignorer mais au contraire comprendre, le fait que beaucoup des “vandales”, comme cette presse et le président lui-même ont appelé les marcheurs, étaient des fonctionnaires en civil envoyés expressément pour endommager les bâtiments publics, commettre des pillages et d’autres actes visant à générer un rejet citoyen de la grève et des manifestations. On pourrait bien appliquer à l’accent manipulateur mis par la presse sur les dommages produits (sur l’économie par les blocages, sur des magasins et infrastructures, etc.) la parole de Jésus : « Guides aveugles ! Vous filtrez le moucheron, et vous avalez le chameau ! » (Mt 23, 24)

Et pourtant, malgré le caractère manifestement pacifique des manifestations, les trois premiers jours ont déjà fait une quarantaine de morts, la plupart abattus par la police, mais plus grave encore, abattus par des civils armés protégés par la police ; à Pereira, un jeune homme connu pour sa façon joyeuse d’animer les défilés a été tué de huit balles dans la tête par un homme armé dans une voiture de luxe. Les indigènes du CRIC (Conseil Régional Indigène de la vallée du Cauca), qui avaient voyagé du sud du pays jusqu’à Cali, ont été attaqués eux aussi en pleine ville ; l’archevêque de Cali a présenté ses excuses aux indigènes au nom du peuple de Cali.

Les « dettes historiques » de la Colombie

Cela dit, quelles sont les causes de la grève ? Ceux qui disent que les problèmes  évoqués par le comité de grève et les jeunes se sont accumulés pendant des décennies ne se trompent pas ; il s’agit de “dettes historiques” envers les peuples indigènes, envers les afro-descendants, envers les paysans spoliés de leurs terres, envers les jeunes qui n’ont pas la possibilité d’accéder à l’enseignement supérieur ou à l’emploi ; les causes de la grève sont le mensonge institutionnalisé, la corruption larvée, l’assassinat systématique d’innocents, de leaders sociaux et de signataires des accords de paix. La crise est totale… et pourtant l’espoir grandit car deux des lois (fiscalité et santé) qui menacent les pauvres ont été retirées ou refusées au Congrès qui se trouve sous haute pression. La grève exige le respect des accords de paix, l’enseignement public gratuit, le revenu minimum ; une réforme fiscale fidèle à la constitution de 1991, réforme à la charge des secteurs les plus riches et surtout du secteur bancaire, la réforme de l’armée et de la police… et ainsi, les réformes qui peuvent faire de la Colombie une démocratie sont successivement mises sur la table.

Et la grève se poursuit à vive allure ; la nuit dernière, il y a eu des blessés dans plusieurs villes du pays, malgré le fait que pendant toute la journée, les marches et spectacles ont été pacifiques ; en ce moment commence une nouvelle réunion entre le gouvernement et le comité de grève, avec l’objectif de “négocier”, mais le comité de grève a d’abord exigé des garanties pour la protestation pacifique des citoyens ; jusqu’à présent, il n’y a pas eu d’accord. L’Église et l’ONU – participants en tant que facilitateurs et témoins – demandent instamment un accord rapide sur les règles du jeu de la négociation, c’est ce qui est vraiment important. Tout semble indiquer que la négociation sera longue, puisque la liste des revendications du comité de grève comporte 104 points.

Le gouvernement est soumis à une forte pression internationale en raison des informations faisant état de violations des droits de l’Homme à l’encontre de nombreux manifestants ; 16 cas d’agressions sexuelles sur des femmes détenues ont été signalés ; une jeune fille de 17 ans s’est suicidée après avoir été traînée jusqu’au lieu de détention et violée par quatre policiers ; dans le même temps, des dizaines de personnes sont portées disparues. La pression internationale et le rôle de l’Église sont actuellement deux voix essentielles et il est primordial qu’elles jouent leur rôle en toute indépendance et clarté.

Rôle de l’Eglise catholique

En ce qui concerne le rôle de l’Église catholique et d’autres Eglises et dénominations chrétiennes dans la crise actuelle, il convient de noter l’accord entre plusieurs entités chrétiennes de portée internationale, adressé directement au président Iván Duque, le 18 mai. Par le biais d’une lettre, ses signataires, représentants du Conseil œcuménique des Églises, de l’Alliance ACT, de la Communion mondiale des Églises réformées, de la Fédération luthérienne mondiale, de la Communion anglicane, du Conseil méthodiste mondial et du Conseil épiscopal latino-américain, ont ajouté leurs voix à “la multitude d’appels urgents lancés par la communauté internationale aux autorités colombiennes pour qu’elles arrêtent la spirale de la violence qui cause de terribles dommages à la population civile ».

“Tout en reconnaissant que le gouvernement est confronté à une situation très complexe, nous pensons que sa priorité ne devrait pas être de réprimer les protestations populaires, mais d’écouter avec empathie le cri du peuple, sans recourir à la violence, pour commencer à s’attaquer sérieusement aux causes profondes de la mobilisation massive du peuple colombien”, ajoutent-ils.

Les signataires de la lettre demandent également l’arrêt immédiat de l’usage disproportionné de la force par les forces de sécurité, la création d’espaces sûrs et transparents pour le dialogue et la négociation, la fin de la stigmatisation et des accusations contre les manifestants pacifiques, des garanties pour enquêter et poursuivre les instigateurs et les auteurs des “actions illégales qui ont entraîné des blessures, des disparitions et des meurtres de citoyens pendant les manifestations actuelles” et pour mettre en œuvre “les obligations assumées dans l’Accord de paix, y compris celles qui traitent de l’inégalité sociale débridée qui sous-tend les manifestations actuelles”.

Maintenant, la question se pose : quel impact ces semaines épiques auront-elles sur les élections prévues en mars et mai 2022 ? Comment les jeunes et la population en général s’y exprimeront-ils électoralement ?  Une récente enquête de l’université d’El Rosario nous apprend que “85% des personnes interrogées pensent que la situation actuelle influencera leur manière de voter aux prochaines élections. 41% des personnes interrogées voteraient pour un candidat centriste, 25 % pour un candidat de gauche, 23 % pour un candidat de centre-gauche, 7 % pour un candidat de centre-droit et 5 % pour un candidat de droite.  Une nouvelle très encourageante car la gauche et le centre gauche (qui totalisent 48%) ont créé une coalition, le “Pacte historique”, afin de présenter des candidats au Congrès, à la présidence et à la vice-présidence. Le Centre a également créé la “Coalition de l’espoir”, avec le même objectif. Et les deux blocs vaincraient de manière éclatante l’extrême droite dont les jours semblent toucher à leur fin en Colombie.  Grâce aux jeunes qui ont surmonté leur peur.

 

José Fabio Naranjo, 21/5/2021. José Fabio Naranjo, militant pour la paix à Medellin et correspondant en Colombie de Carta OBSUR, transmet dans ce texte le souffle et les espoirs réveillés par les manifestations en cours dans son pays.

Publié par la Conférence épiscopale française