POUR UN NOUVEAU SOUFFLE, N’EST-IL PAS TEMPS DE JETER DES PASSERELLES ?
En tout premier lieu, je remercie de tout cœur tous ceux et toutes celles à qui je dois d’être associée à la réflexion engagée au sein des Mouvements d’Action Catholique Spécialisée depuis plusieurs mois afin d’assurer une présence plus agissante de ceux-ci dans l’Eglise et au cœur du monde.
J’ai été moulée depuis la tendre enfance, comme des milliers de chrétiens à travers le monde, par la spiritualité, l’esprit, la méthodologie de l’Action Catholique Spécialisée. J’ai bénéficié de l’immense richesse de sa dimension internationale.
Plongée depuis une vingtaine d’années dans la restitution au plan local, professionnel et ecclésial, de tout cet apport, j’ai fait d’emblée miennes toutes les interrogations d’aujourd’hui qui croisent celles que j’ai, là où je suis. Quand l’Action Catholique vous marque, elle vous marque à vie. C’est pour cette raison que je ne pourrai me départir du « nous » en intervenant dans la réflexion commune qu’engagent les MACS.
A partir de la lecture attentive du compte-rendu de la journée de réflexion du 23 mars 2002, je relève un besoin partagé de dresser un état des lieux de tous les MACS pour mieux appréhender qui en sont réellement les acteurs sur le terrain, l’impact structurant des actions de ces acteurs sur leur milieu, l’articulation de ces actions sur celles des « internationaux », l’action de ces mêmes internationaux au sein de l’Eglise et de la Société. Au-delà de ce besoin « d’inventaire » portant sur « le public cible », « l’internationalité », « la spiritualité », « les faux problèmes », apparaît clairement et fortement la quête d’un nouveau souffle qui se manifeste par :
– Le souci d’une redéfinition de l’identité des MACS, d’une relecture des intuitions fondamentales qui ont présidé à leur institution comme forme spécifique de la présence des chrétiens laïcs dans le monde, celui de leur place réaffirmée dans l’Eglise et de leur présence plus perceptible dans la société.
– La nécessité de communiquer avec le monde qui passe, entre autres, par un décryptage des « mots » – ou du jargon- propres et internes aux MACS ou aux personnes initiées à ce jargon, au regard des profonds bouleversements qui restructurent le monde depuis la fin de la guerre froide. Il s’agit de s’assurer si ces mots véhiculent bien ou non, rendent bien compte ou pas, de la spiritualité, de l’action, de la vie des MACS. En d’autres termes, le message que les MACS apportent par leur agir et par leur être, passe-t-il encore ? Qu’en perçoit le monde, et comment est-il reçu ? En effet, levain dans la pâte, les chrétiens n’en sont pas moins pâte ; sel de la terre, ils n’en sont pas moins terre ; lumière du monde, ils n’en sont pas moins monde… Comment la pâte monterait-elle si l’effet du levain ne lui parvient pas ? Comment le sel salerait-il si son goût ne se propageait pas à la terre ? Comment la lumière illuminerait-elle si la lampe est placée sous le boisseau ?
– La nécessité enfin d’avoir un impact efficace au sein de l’Eglise et dans la société par une présence renouvelée, active, visible, lisible et audible. Rappeler souvent au sein de l’Eglise, selon la formule de Pie XII, que laïcs engagés dans l’Action Catholique, nous ne sommes pas seulement dans l’Eglise, mais nous sommes l’Eglise ; rappeler à la société ce qui, de nos actions, concoure à la faire avancer qualitativement ; rappeler enfin les raisons de notre espérance.
Les questionnements sous-jacents aux thèmes ci-dessus, dont l’unique but est de contribuer à « rendre l’Eglise chaque jour davantage fidèle à sa mission, plus ressemblante à son époux », traduisent aussi la certitude que l’Esprit du Christ ressuscité est en œuvre dans son Eglise et que le monde, malgré ses dysfonctionnements et ses péchés, est traversé par la grâce. Parce que, incorporés à Lui par le baptême, les laïcs ont aussi pour mission de coopérer au renouveau du monde et de l’Eglise.
« Le propre de l’état des laïcs étant de mener leur vie au milieu du monde et des affaires profanes, ils sont appelés par Dieu à exercer leur apostolat dans le monde à la manière d’un ferment, grâce à la vigueur de leur esprit chrétien » (décret post conciliaire sur l’Apostolat des laïcs, 18 novembre 1965). Il convient de rappeler qu’un chapitre de ce décret a été consacré à l’Action Catholique et en définit les contours. On trouvera aussi un large déploiement de l’essence de l’apostolat des laïcs dans les encycliques : Annoncer l’Evangile (Paul VI. 1975) – Les fidèles laïcs du Christ (Jean-Paul II. 1988) – Redemptoris Missio (Jean-Paul II. 1995).
Une chose demeure immuable : si toute l’Eglise doit être présente au monde comme « sacrement universel du salut », c’est le laïc, baptisé tout particulièrement, qui vit une expérience ecclésiale de présence séculière et d’engagement temporel. Dès le départ, l’Action Catholique Spécialisée a fondé son intuition sur la forme organisée de l’apostolat du « milieu » par le « milieu » : « Les premiers apôtres, les apôtres immédiats des ouvriers seront des ouvriers ; les apôtres du monde industriel et commerçant seront des industriels et des commerçants » (Quadragesimo anno. 1931). Les enfants « ont également une activité apostolique qui leur est propre. A la mesure de leurs possibilités, ils sont les témoins vivants du Christ au milieu de leurs camarades. » (Vatican II. Décret sur l’Apostolat des laïcs. 18 novembre 1965).
L’apostolat par le « voir juger agir »
Dans un monde où de nombreuses contre-valeurs sont manifestement érigées en normes – compétition en tout, gains faciles, prédominance de la loi du plus fort, corruption, violation flagrante des droits de la personne humaine – dans un monde où tout se justifie, le « Voir » et le « Juger » sont plus que jamais d’actualité pour les MACS comme exercice pour l’apostolat.
« Voir » permet de poser un certain regard sur les hommes, créés à l’image de Dieu et sauvés par la grâce de la Rédemption, et sur les événements qui doivent être ordonnés au plan d’amour de Dieu sur la création. Par le « juger », les laïcs baptisés apprennent à cultiver dans leur vie, individuellement et collectivement, les dons de la prudence, du discernement, de la force, du conseil (Isaïe 11,1-3) qui font que le monde n’est plus perçu sommairement à travers les barrières du bien et du mal mais à travers une quête constante de la vérité ; cette vérité qui signifie que le monde, malgré les blessures du péché individuel et collectif, est traversé par la grâce et que tout ce qui s’y trouve de bien, de beau, de vrai, concourt à la gloire de Dieu et à l’avènement du Royaume. Ainsi vue, la réalité Eglise-monde, tout en étant distincte, demeure inséparable. « Comme tu m’as envoyé dans le monde, moi aussi, je les ai envoyés dans le monde » (Jean 17, 18). « Je ne te prie pas de les enlever du monde, mais de les garder du mauvais. Ils ne sont pas du monde, comme moi je ne suis pas du monde. Sanctifie-les dans la vérité : ta parole est vérité. » (Jean 17, 15-17).
Le monde est bel et bien le lieu de la mission des laics
« Voir » et « juger » est bien le chemin par lequel nous vivons la prière de Jésus « Sanctifie-les dans la Vérité ». C’est le nécessaire discernement entre la distinction-relation Eglise-monde qui a fait dire à Mgr Coffy, ancien archevêque de Marseille : « Aujourd’hui comme toujours, il y aura une distance entre l’Eglise et le monde. Si cette distance n’existait pas, cela voudrait dire, ou bien que l’Eglise ne dit au monde rien d’autre que ce que le monde dit lui-même, ou bien que le monde vit parfaitement l’Evangile. Dans le dernier cas, le Royaume serait arrivé en plénitude et, dans le premier cas, l’Eglise ne serait pas l’Eglise du Christ… Cette distance entre l’Eglise et le monde est précisément le lieu de la mission. Cette distance est à réduire non pas en adaptant l’Evangile à l’esprit du monde, mais en appelant les hommes à se convertir à l’Evangile… »
Pourquoi ne dire du monde que ce qu’il en dit lui-même ? Nous savons combien se renforce la complexité de celui-ci, à partir de tout ce qui se noue et se dénoue entre les grandes puissances, au nez et à la barbe des pays pauvres impuissants, plus que jamais marginalisés par une arrogance jamais égalée : nous nous référons, entre autres, à titre d’exemple, à la guerre contre le terrorisme après les terribles attentats du 11 septembre 2001, au traitement du trop long conflit israélo-palestinien, à la concentration du capital et du marché mondial dans des cercles de plus en plus restreints, aux graves dysfonctionnements du commerce mondial dont les pauvres et, plus concrètement, les travailleurs, les paysans, les femmes dans les pays pauvres, paient de lourds tributs… pour n’évoquer que ces réalités qui accentuent directement la paupérisation de pans entiers de populations dans nos pays du Sud et de larges couches en situation de précarité dans les pays du Nord.
Les exigences du « voir » et du « juger » nous poussent inéluctablement à rejoindre d’autres que nous, sur qui l’Esprit de Dieu exerce aussi sa puissance et donne force et audace à rechercher « en vérité » le meilleur pour l’homme et pour les hommes.
La révision de vie, chemin de conversion personnelle, chemin de la « conversion structurelle »
Afin de ne pas voir le monde tel que le monde se voit, « voir et juger » devrait d’abord signifier « voir et juger » sa propre vie. Il s’agit de réhabiliter, de redonner sens et contenu au concept de la « conversion personnelle » : « …Si je ne te lave pas, tu n’as pas de part avec moi … » (Jean 13, 8). N’est-ce pas là tout simplement le « balayer devant sa propre maison » cher à de nombreux dictons à travers le monde ? C’est ici que nous avons besoin de redécouvrir l’être nouveau, la création nouvelle que nous sommes devenus dans le Christ par le baptême : « Si donc quelqu’un est dans le Christ, c’est une création nouvelle : l’être ancien a disparu, un être nouveau est là. » (2 Co 5,17).
Cet être nouveau, si nous savons nous référer au fait que, par le baptême, nous renaissons dans le Christ qui nous envoie à sa suite annoncer la Bonne Nouvelle, alors, cet être nouveau-là est et vit sous le régime de l’Esprit ! Nous laisser ainsi « guider » signifie déjà que nos seules capacités humaines, y compris intellectuelles, en solidarité avec les hommes et les femmes de bonne volonté, n’ont pas le dernier mot dans l’aventure de l’avènement du Royaume dans nos milieux de vie ! Nous serons plus à même de voir plus loin que notre propre vie, pour découvrir celle de nos frères et celle du monde jusqu’au tréfonds des mécanismes structurels qui portent atteinte à l’harmonie de la création et qui ont pour nom : injustice, pauvreté, guerres, pertes de repères pour une vie digne pour chacun, en particulier les plus démunis, en savoir, en avoir et en pouvoir.
Redécouvrir ce « chemin de vérité » nous renforcera dans la certitude que le Saint-Esprit n’est la propriété d’aucun mouvement dans l’Eglise. Mieux, si son action et sa grâce modèlent notre vie, il en est de même du monde où il nous précède. Il nous désinstalle au contraire d’un spiritualisme douillet en nous conviant sur les chantiers de nos milieux de vie où Il appelle notre coopération pour « élever les humbles, combler de biens les affamés, disperser les superbes ».
L’actualité de la vocation spécifique des MACS à l’aube du 3ème millénaire
En décembre 1995, un important événement ecclésial est passé presque inaperçu de l’opinion publique et même au sein de l’Eglise : la commémoration – avec des manifestations d’envergure – du 30ème anniversaire de Gaudium et Spes (constitution pastorale du concile Vatican II sur « L’Eglise dans le monde de ce temps »), comme une obligation de présence et de mission dans le monde. Au cours de cette commémoration, le pape Jean-Paul II, devant le corps diplomatique accrédité près le Saint-Siège, définit Gaudium et Spes comme la « Charte de la dignité humaine ». Plus que d’une célébration, il s’agit d’un temps de réflexion sur les analyses et les indications que contenait Gaudium et Spes, pour en vérifier la valeur de référence aujourd’hui encore, dans un contexte mondial différent. De profonds bouleversements ont marqué le monde depuis le Concile Vatican II : la fin de la guerre froide, les défis de la sauvegarde de l’environnement, la mondialisation, le poids de la dette des pays pauvres, les défis de la maîtrise de la croissance démographique, la pandémie du Sida… Il est évident que toute la deuxième partie de Gaudium et Spes nécessite une actualisation. On peut d’ailleurs considérer comme tentative d’actualisation les synodes mondiaux des évêques qui ont abordé, depuis le Concile, des thèmes divers comme La justice dans le monde (1971), L’évangélisation du monde contemporain (1974), La vocation et la mission des laïcs dans le monde (1988), ou lors des synodes consacrés aux continents comme celui sur l’Afrique en 1994, ou encore certaines encycliques consacrées à la question sociale, au travail.
Pourquoi évoquer ici cet événement ? Parce qu’un Congrès International du Laïcat (Lorette 9-11 novembre 1995) avait marqué de façon significative cette commémoration. Son objet était de procéder à la relecture de Gaudium et Spes, et ses objectifs :
– Identifier les nouveaux signes des temps, gardant au cœur le message évangélique et dans les yeux la vie quotidienne de l’homme d’aujourd’hui, ses peurs, ses souffrances, ses espérances (Gaudium et Spes, 1 et 4).
– Tenter de discerner et d’analyser les défis les plus significatifs lancés à la mission de l’Eglise, et spécialement à l’engagement des laïcs chrétiens, « en cette heure magnifique et dramatique de l’histoire » (Christi Fideles laïci, 3).
– Relever les difficultés rencontrées par les laïcs catholiques chargés d’importantes responsabilités dans les divers domaines de leur insertion sociale et appelés à témoigner du Christ et à donner leur propre contribution à l’édification des chemins de justice et de paix (Christi Fideles laïci, 36-45).
– Examiner leurs devoirs à la lumière : de la foi en Jésus-Christ, « clé, centre et fin de toute l’histoire humaine » (Gaudium et Spes, 10); des principes de toute communauté humaine authentique : personne, bien commun, égalité, responsabilité-participation, solidarité (Gaudium et Spes, 23 et s.) ; de l’intime relation-distinction entre le progrès humain et le Royaume de Dieu (Gaudium et Spes, 33 et S.) ; du magistère de Jean-Paul II.
Ces préoccupations ne sont-elles pas fondamentalement celles des MACS ? Ce devoir de relecture, n’est-ce pas celui qui est en cours depuis longtemps, de façon plus ou moins claire, au sein de chaque mouvement et qui se formalise depuis la rencontre du 23 mars 2002 sur une plate-forme commune ? Il me semble que oui, et il me semble aussi que ce ne sera pas un travail de deux rencontres. C’est pourquoi, Eglise, les MACS ne doivent pas attendre que leur soit donnée une place dans l’Eglise. En vérité, ils doivent prendre leur place !
Une éclipse sur les MACS au sein de l’Église ou le constat d’une marginalisation
« On nous accuse trop souvent d’être social… L’Eglise se désengage des mouvements d’apostolat spécialisés… La spiritualité est le point de départ de notre travail, il faut le souligner… Etre dans l’Eglise, y occuper notre place et y jouer notre rôle… » : ce sont là quelques préoccupations fortement exprimées dans les réflexions du 23 mars.
Effectivement, les MACS sont perçus comme des groupes qui mettent la lampe de leur baptême sous le boisseau tout en se proclamant baptisés. Ils sont perçus comme des groupes qui ne donnent aucune place, ou si peu, à cette catéchèse du rappel de la Source à laquelle ils doivent se référer : celle de la force, de la nouveauté, de l’autorité, que le baptême confère aux disciples de Jésus-Christ.
Dans les années 70 à 80, au plan international, et dans nombre de Mouvements nationaux, la théologie de la libération a fortement imprimé ses marques sur les MACS, leur identité, leur méthodologie, leur mode d’expression. Si le fort accent mis sur l’esprit des Béatitudes, dans l’agir et dans l’être des chrétiens, a été un rappel hautement salutaire pour toute l’Eglise, la méfiance de la hiérarchie, à Rome et au sein des Eglises locales, s’est très vite manifestée à l’encontre des instruments de la réflexion et des méthodes de l’engagement des chrétiens, trop vite qualifiés de marxistes. Chacun se souvient des polémiques qui ont marqué cette époque et des reprises en main qui ont abouti au recentrage actuel sur « la nouvelle évangélisation »… La marginalisation réelle des MACS a commencé avec la mise en veilleuse de la théologie de la libération.
Avec recul, on peut aujourd’hui noter quelques traits caractéristiques des MACS à cette période où a été écrite une page de l’histoire de l’Eglise universelle, en grande partie par des Eglises du Sud, spécialement celles d’Amérique latine. Des traits ont grandement concouru pour une part – mais il y a d’autres causes – à la méfiance suscitée par les MACS, et qui a abouti à un sentiment de désintérêt à leur endroit :
– un radicalisme du langage avec une tendance marquée à réduire la présence et l’action des MACS aux seules dimensions sociales, économiques et politiques de la vie et des événements ;
– une grande difficulté à exprimer la présence de l’Esprit de Jésus-Christ dans la vie des mouvements et à rendre compte du Royaume qui se construit et qui vient ;
– un égocentrisme qui fait ressortir, consciemment ou non, une minimisation des mouvements dits de spiritualité ou « nouveaux courants ecclésiaux » que l’on met tous volontiers dans le même sac ;
– une certaine forme de suffisance par rapport à d’autres institutions œuvrant sur les mêmes terrains, et qui, avec un contenu moins consistant mais avec plus de moyens et de force, ont aujourd’hui pignon sur rue et s’imposent à l’opinion publique. Pour exemple, la kyrielle d’organisations issues de la société civile, qui interviennent dans tous les domaines de la vie économique, politique, sur les questions du travail, des enfants, des femmes…
Dépasser le malentendu, rappeler l’identité
Le dommage causé aux MACS par leur manière d’être à un moment de l’histoire de l’Eglise du dernier quart du XXème siècle – et il importe de situer les choses dans leur contexte – se solde par le fait que, dans l’Eglise, des paramètres relatifs et limités d’ailleurs, pour mesurer le degré d’ecclésialité des personnes et des mouvements, ont conduit à favoriser la visibilité et l’influence des groupes et mouvements qui passent pour être plus ecclésiaux et plus spirituels, au détriment d’autres qui sont supposés ne pas l’être ou pas assez. Les uns, « les nouveaux courants ecclésiaux », ont la faveur des moyens pour être visibles dans l’Eglise, les autres en sont privés.
Il appartient aux MACS aujourd’hui d’amener l’Eglise à dépasser ce malentendu, cette méconnaissance, car la méconnaissance peut être un prétexte entretenu pour ne pas donner aux MACS toute la place qui est la leur. Il appartient aux MACS de rappeler, à temps et à contre temps, que rien de ce que l’Esprit inspire n’est périssable sous l’effet de l’air du temps. De l’Action Catholique spécialisée, le Pape Pie XI disait « l’avoir définie consciemment et délibérément – on peut même dire non sans inspiration divine – comme la participation du laïcat catholique à l’apostolat véritable et propre de l’Eglise » (19 mars 1927).
La place des MACS est dans le monde comme le sel de la terre, le levain dans la pâte, la lumière sur la ville. Recentrer notre vie, celle de nos mouvements, de nos actions, sur le Christ, signifie s’interroger sur notre manière de vivre les Béatitudes, pour comprendre comment cette vie peut devenir lumière, joie, et espérance pour les autres. La mission des mouvements n’est pas d’abord une mission de catéchèse systématique. Les changements dont le monde a besoin sont là et ils pressent. Ils appellent les MACS à agir aux côtés d’autres hommes, femmes, enfants, de toutes cultures, de toutes coutumes, de toutes religions. Il leur appartient en revanche de ne pas perdre de vue que sel, levain, lumière – qu’ils sont individuellement et collectivement – ont besoin constamment de la force de l’Esprit pour féconder leurs actions. C’est à ce signe qu’on les reconnaîtra.
Les changements sociaux mesurés avec d’autres acteurs sur les chantiers, peuvent être aléatoires quand bien même nous nous efforçons pédagogiquement de les rendre pérennes. Les actions transformatrices qui durent sont celles qui libèrent l’homme au tréfonds de lui-même, lui font découvrir la joie intérieure, lui donnent la force d’avancer dans l’Espérance et cela malgré les adversités de plus en plus rudes, dressées par le fonctionnement du monde actuel, sur la route des plus faibles.
« Seigneur, est-ce maintenant le temps où tu vas restaurer la royauté en Israël ? … Il ne vous appartient pas de connaître les temps et moments que le Père a fixés de sa seule autorité. Vous allez recevoir une force, celle de l’Esprit-Saint qui descendra sur vous. Vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre. » (Ac 1, 6-8).
C’est la grâce de notre baptême et la part que nous prenons avec le Christ dans le rendez-vous de l’Eucharistie qui nous donnent de puiser notre force en Lui et d’avancer, quoi qu’il en coûte, une fois que nous avons reconnu la voie qu’Il nous montre au milieu de nos frères. Aussi, lorsqu’au cours de l’Eucharistie, nous offrons à Dieu ces enfants, ces jeunes et ces adultes, femmes et hommes du monde du travail, du monde estudiantin et rural, du monde de la culture et des responsabilités économiques et politiques, au milieu desquels Il nous a appelés à cheminer, nous ne les offrons pas pour qu’Il y jette seulement un regard miséricordieux mais bien pour qu’Il les porte, qu’Il chemine et reste avec eux.
Par cette même grâce, les MACS ont à réapprendre à jeter sur les événements, la vie et les actions transformatrices, tels qu’ils les recueillent dans les mouvements, le regard prophétique par lequel Jésus a inauguré sa vie publique. « L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a consacré par l’onction, pour porter la Bonne Nouvelle aux pauvres. Il m’a envoyé annoncer aux captifs la délivrance, et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer en liberté les opprimés, proclamer une année de grâce du Seigneur. » (Luc 4,18-19).
Savoir rendre compte
« Et qui vous ferait du mal si vous devenez zélés pour le bien ? Heureux d’ailleurs quand vous souffrirez pour la justice ! N’ayez d’eux aucune crainte et ne soyez pas troublés. Au contraire, sanctifiez dans vos cœurs le Seigneur Christ, toujours prêts à la défense contre quiconque vous demande raison de l’Espérance qui est en vous. Mais que ce soit avec douceur et respect … » (1 Pierre 3, 13-16).
Assurément, nous devons pouvoir rendre compte que toutes les fois que des enfants, dans leurs clubs du MIDADE, dépassent les frontières de la haine ou des clans ethniques pour construire la paix, c’est la prophétie qui s’accomplit et le Royaume de Dieu qui se construit sous nos yeux. Chaque fois qu’au nom de leur foi, des travailleurs rejoignent leurs frères, solidaires, pour une plus juste répartition des chances, des fruits du travail, une plus grande dignité pour la personne humaine, le Royaume se construit… « C’est aujourd’hui que cela s’accomplit ».
Il est urgent de reformuler, pour aujourd’hui, l’actualité du socle qui fonde l’identité de l’Action Catholique Spécialisée. Cela demande de revisiter des documents de référence comme ceux cités ci-dessus, mais aussi de se référer aux « témoins » d’hier, dont de grandes figures sont encore là aujourd’hui, ainsi qu’au patrimoine des actions d’évangélisation capitalisées depuis plusieurs générations par chacun des Mouvements. Les travaux du groupe informel de travail Engagement et Foi initié par le Groupe des Huit dans les années 75 seraient également utiles dans ce travail de relecture.
Cette reformulation peut être exprimée dans une charte commune aux MACS. Celle-ci redonnerait actualité à leur présence en ce début du troisième millénaire. Ce document de référence commune, qui devra jouir d’une large diffusion, peut éclairer ceux qui adhèrent à un MACS, pour la première fois, à le faire à partir d’une intériorisation et d’une appropriation de ladite Charte. Elle permettra en outre à chaque MACS, à partir d’une base commune, d’élaborer et de définir les applications propres à ses particularismes.
A la faveur d’une gestion globale des problèmes du monde que prétend assurer la communauté internationale, de nombreux problèmes touchant la vie quotidienne prennent de temps en temps brusquement du relief et mobilisent les gouvernements, la société civile et de très nombreux nouveaux experts pour qui s’ouvrent de nouveaux « créneaux porteurs » : thèmes relatifs au droit des enfants, à la femme (genre, droit, scolarisation des filles et fillettes…), à la santé publique (pandémie du VIH Sida, du paludisme), à l’environnement (écologie, pollution…), à l’habitat, à l’emploi des jeunes, à la population (démographie, santé de la reproduction…). Il est à noter que certains slogans hier en vogue, tels « Santé, éducation pour tous d’ici à l’an 2000 », tombent entre temps aux oubliettes !
Ces thèmes bénéficient d’une grande mobilisation de l’opinion. Les politiques cherchant décidément à être dans l’air du temps, usent des outils adéquats pour y parvenir. Mieux, pour s’ajuster à un contexte de contestation mondiale, notamment du fait des mouvements anti-mondialistes, un nouveau thème émerge dans les pays pauvres : la lutte pour la réduction de la pauvreté. Qui serait à priori contre ces thèmes ? Personne qui ait du bon sens ! Tout le monde ou presque se les approprie : les pouvoirs publics, les médias, les associations de toutes sortes, les leaders d’opinion, les chefs religieux, les syndicats, les partis politiques.
Avec les autres pour quel chantiers ?
Alors, comment nous situer dans ce courant globalisant du « prêt à penser » où il est de moins en moins question de la personne, mais plutôt de chiffres, de ratios ? Un parmi tant d’autres, qu’avons-nous à dire de particulier ? Par quel langage notre message peut-il être entendu ?
– l Enfouis comme le levain dans la pâte, les MACS ont mieux à dire que quiconque sur ce qui fait cette « pâte », ses aspirations, ses particularités, les chemins qu’elle se fraie pour se libérer de toutes les servitudes. En d’autres termes, annoncer le Royaume qui avance.
– De nombreuses gangrènes minent nos sociétés et peuvent neutraliser tant d’efforts menés par des hommes et des femmes de bonne volonté : la corruption à petite et grande échelle, la course effrénée au gain facile, le non-respect de la chose publique… La liste n’est pas close !
Il nous faut :
– rétablir le lien entre la foi et « l’agir moral »1) dans un monde qui l’évacue et où beaucoup y aspirent sans trop savoir comment le nommer, dans un monde où la « moralisation de la vie publique » devient un slogan de gouvernance, un alibi trouvé par les pouvoirs publics pour se dédouaner ;
– rappeler à temps et à contre-temps la lutte des pauvres pour survivre, ceux qui n’ont pas voix au chapitre et au nom desquels tant de programmes de développement sont lancés ;
– réintroduire la part du rêve2) du projet, des valeurs, dans un monde qui en a perdu le sens ;
– reparler de la personne, des personnes, en lieu et place des « groupes », « masses », « populations »…
Des mots pour le dire
Pour avoir une communication efficace avec le monde, il conviendra de passer au peigne fin le jargon propre aux MACS. Il est fréquent dans le monde moderne de « relooker » un produit ou un message, comme on dit, sans toucher au contenu, avec comme seul souci de susciter un regain d’intérêt pour le produit ou pour le message ! Un tel exercice est-il envisageable pour les mots utilisés dans les MACS ? Nul n’ignore la charge de suggestion, de compréhension que véhiculent les mots. Pour être entendu et compris de la société, un tel questionnement devrait s’imposer ! Il ne s’agit pas tant, à priori, de trouver coûte que coûte des mots nouveaux (toucher à un mot peut faire s’écrouler tout un édifice de terminologie et de système de pensée) que de vérifier d’abord si les mots utilisés jusqu’ici restituent ou non à l’opinion toute la force du message.
1) « La foi et l’agir moral sont liés. En effet, le don reçu nous conduit à une conversion permanente, pour imiter le Christ et correspondre à la promesse divine. La parole de Dieu transforme l’existence de ceux qui l’accueillent car elle est la règle de la foi et de l’action. Dans leur existence, pour respecter les valeurs essentielles, les chrétiens font aussi l’expérience de la souffrance que peuvent exiger des choix moraux opposés aux comportements du monde et donc parfois héroïques… » (Jean-Paul II aux jeunes. Veillée baptismale, JMJ Paris 1997).
2) «…Les chrétiens du prochain millénaire sont appelés à ne pas être avares et sur la défensive. Etre chrétien en vérité est une attitude humaine fondamentale : être des débiteurs, des débiteurs d’amour. Dans notre monde contemporain, le modèle principal est celui du consommateur : il manque toujours quelque chose même aux plus riches et aux plus satisfaits. C’est le système, qui fait découvrir continuellement de nouveaux besoins à satisfaire, et qui fait donc naître le désir d’acheter ce qui nous manque. Le chrétien n’est pas un consommateur. Il a conscience d’avoir une dette envers les autres : la dette de l’Evangile, celle de la solidarité avec les plus pauvres.
Rêver signifie avoir conscience de la dette de l’amour. Pour un chrétien, il n’y a aucune rhétorique dans l’expression « amour fraternel »… Vivre l’amour fraternel signifie ne pas accepter comme une fatalité inévitable que les pauvres soient pauvres et toujours plus pauvres et ne pas accepter, comme un mur, les barrières de castes ou de classes, les barrières ethniques ou les fractures, celles de la haine qu’une génération transmet à la suivante. Vivre l’amour fraternel signifie ne pas considérer comme inévitable l’écart entre le Nord et le Sud, ne pas accepter la logique des nationalismes hérités d’autres générations, mais en revanche trouver une réponse à la violence, à la haine devenue système de relation, à la culture de l’ennemi… Comment réaliser tout cela ? … La peur générale de rêver (au sens de la place que le rêve a dans la Bible !) le monde de demain se greffe sur la pensée de notre propre avenir, perçu de manière individualiste (ou même purement réaliste) de concevoir notre vie, exclut souvent un grand nombre de personnes de notre horizon : surtout les plus nécessiteux. Pour penser aux autres, il faut détourner un peu le regard de soi-même, élargir ses horizons et se mettre à rêver… » (Andréa Riccardi, Communauté Sant’Egidio).
Utilisation de l’outil médiatique
Communiquer signifie aussi écrire, diffuser un message, se faire connaître par tous les canaux médiatiques : locaux, régionaux, internationaux. La communication médiatique confère dans le monde d’aujourd’hui, visibilité des messages, des actions. C’est un moyen pour toucher les hommes. Ce n’est pas pour rien que l’Eglise prône l’évangélisation par les moyens de communication sociale. Sortir de la pudeur qui amène à se priver de ces moyens pour communiquer dès lors que les objectifs visés sont clairement définis.
On ne communique pas pour communiquer mais pour atteindre des objectifs. A titre d’exemple, la communauté Sant’Egidio, dans ses actions politiques et diplomatiques, utilise largement ces moyens, sans qu’à aucun moment cela ne porte atteinte à l’authenticité et au contenu de son message et de ses actions.
La communication peut aussi, dans la société, être relayée par des voix autorisées, ou des figures emblématiques, qui jouissent dans l’opinion de l’autorité de la compétence, de l’autorité de la crédibilité et de l’autorité de l’engagement.
Face au constat du désintérêt dans l’Eglise pour les MACS, par méconnaissance, manque d’information, par défaut d’une expression claire de certains concepts fondateurs de notre identité d’une part, face à l’immense richesse, au capital précieux de témoignages, de faits de vie, d’actions, dont nous sommes témoins dans nos MACS d’autre part, il est nécessaire de réapprendre à « vendre » notre marchandise au sein même de l’Eglise.
Ne laisser perdre aucune des richesses, et les faire fructifier, c’est du devoir de toutes les générations
Des milliers et des milliers de chrétiens dans le monde n’accepteraient pas que ces richesses tombent dans l’oubli. Ainsi, Geneviève Honoré- Lainé, 89 ans aujourd’hui, membre fondatrice de la JICF en France, journaliste pendant 30 ans au journal « La Croix », écrit en juin 1997 un mémo intitulé : « Une page de l’Histoire de l’Eglise au XXème siècle : l’Action Catholique Spécialisée ». Retraçant l’Histoire de la naissance de la JOCF en France, elle achève son témoignage par cette conclusion, intitulée La Communion des Saints : « Ce XXème siècle a bénéficié de l’apport des siècles passés. Mais il a jeté sa lumière propre sur les siècles à venir. Quel apostolat peut être vécu désormais autrement « qu’organisé » ? Quel chrétien, devant un quelconque événement, ne s’inspirerait de ce « Voir, Juger, Agir » qui conduisit nos jeunes années ? Quelle mission apostolique s’exercera autrement que « mandatée » par l’évêque ? Quelle action auprès d’un homme, meilleure que celle de son frère ou de son prochain le plus proche ? Qu’on le veuille ou non, l’Action Catholique Spécialisée marquera, sous d’autres formes peut-être, les siècles à venir parce que, dans le domaine de l’apostolat, comme en tout autre domaine, les découvertes se tiennent, se soudent, se provoquent. C’est ce qu’on pourrait appeler « la communion des saints » : l’Eglise terrestre ne finira jamais de tirer du trésor dont elle a le dépôt « du vieux et du neuf ». Il demeure qu’en cette fin de siècle où la tentation est grande, devant un manque de prêtres évident, d’utiliser le laïcat en suppléance des ministères consacrés, il est bon de souligner fermement la spécificité de l’apostolat des laïcs comme baptisés, témoins privilégiés, voire uniques, dans leur milieu de vie. C’est sans doute l’apport irréversible de l’Action Catholique Spécialisée à l’Eglise au cours de ce XXème siècle. »
Jeanne Picard-Aubert, cofondatrice de la JOCF en France en 1928, porte son appréciation sur le témoignage de Geneviève Honoré Lainé dans une correspondance datée du 28 juin 1997 en ces termes : « En cette fin de siècle, où l’on risque d’oublier l’apport considérable fait à l’Eglise par l’Action Catholique spécialisée, je me réjouis que ce document soit écrit et je le contresigne volontiers. »
Jeter des passerelles
– Innover en jetant des passerelles entre les MACS et d’autres courants ecclésiaux d’apostolat des laïcs très influents dont les actions et les réflexions s’inscrivent dans une ligne de conversion spirituelle, de conversion du monde, et de transformation structurelle. Pensons à la communauté Sant’Egidio, sans doute aussi à d’autres. Ils ont une telle aura, une telle influence dans le monde et dans l’Eglise, qu’il serait dommage de continuer à s’ignorer, à cultiver un parallélisme systématique des engagements. Pourquoi ne pas commencer à se rencontrer périodiquement pour des partages et des échanges ou, simplement, des célébrations sur des thèmes communs ? Pourquoi ne pas envisager des campagnes communes sur des thèmes donnés préoccupant nos organisations au plan international comme au plan local où ils ont des communautés informelles, simples) ?
– Poursuivre sans relâche les rencontres périodiques avec les dicastères romains. Y laisser des documents qui réconcilient l’essence et l’existence de la vie des MACS dans l’Eglise et dans le monde.
– Renforcer les relations de partenariat en cours avec les organismes d’aide au développement.
– Tenter de démonter la batterie, voir si tout y fonctionne bien, s’évertuer à la recharger régulièrement, puis œuvrer de façon patiente et par tous les moyens, pour qu’une « mémoire vive » de l’Action Catholique Spécialisée soit réinvestie dans l’Eglise universelle, gardée et transmise, dans son essence de générations en générations.
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