Article de Robert Schuman paru dans la revue de Pax Romana en Juin 1953

On commettrait une erreur et on serait victime d’une illusion dangereuse si on croyait que pour faire l’Europe il suffirait de créer des Institutions européennes. Ce serait un corps sans âme. Ces institutions devront être animées d’un esprit européen, tel que Sa Sainteté Pie XII vient de le définir devant les membres du Collège de l’Europe à Bruges le 15 mars dernier. Les peuples participant à une Communauté européenne devront avoir conscience de leur solidarité et placer leur confiance dans leur mutuelle coopération.

Toutefois, entre nations qui hier encore s’affrontaient comme ennemies, l’éclosion de tels sentiments sera lente et difficile ; elle sera contrariée non seulement par les souvenirs d’un passé récent, mais aussi par des erreurs, des maladresses et parfois des provocations voulues, enfin par les appréhensions visant l’avenir. Autant de raisons que nous avons d’aboutir rapidement.

Il faut d’abord vouloir l’union en se persuadant de sa nécessité ; ensuite la mettre en oeuvre dans un secteur limité mais important, ainsi que cela a été le cas pour la production du charbon et de l’acier. Les rapports qui s’établiront ainsi entre les hommes du monde politique et du monde des affaires, la communauté d’intérêts et d’action qui s’organise entre individus et nations, tout cela constitue une excellente école où s’apprend l’esprit européen par la pratique des choses, par une sorte de méthode directe, chère aux pédagogues. La démonstration se fait ainsi tous les jours et la conviction s’établit qu’il n’est pas d’antagonisme irrémédiable et que la coopération est profitable à chacun.

Ce ne sont là, il est vrai, que des considérations d’intérêts, émanant d’un pragmatisme utilitaire. Elles ont leur importance et il ne faudrait pas en sous-estimer la valeur. Il est en effet nécessaire que les relations pacifiques entre nations européennes ne reposent plus exclusivement, comme par le passé, sur des engagements juridiques qu’il est trop facile de renier ou d’oublier. Nous voulons précisément y surajouter la garantie d’un enchaînement des intérêts et d’une permanence des institutions …

Il faut reconnaître, toutefois, qu’une grande idée doit s’asseoir sur des fondements plus profonds, sur les valeurs spirituelles dont le Pape a souligné l’importance primordiale, dans un exposé lumineux. Pour cela, il faudrait d’abord réhabiliter ces valeurs que le matérialisme et l’égoïsme ont reléguées de notre vie nationale où prédominent la méfiance, la peur et la haine, sources de désagrégation et de paralysie.

Notre objectif doit être d’établir une communauté spirituelle entre les hommes et entre les nations.

Ceci signifie d’abord qu’il faut se connaître et se comprendre. D’où la nécessité de multiplier les rencontres personnelles, les échanges entre étudiants et entre professeurs, entre syndicalistes et entre dirigeants et responsables, et non seulement à l’occasion de congrès et de voyages d’études, mais sur le plan humain, où l’âme puisse trouver son compte, ou se révèlent les qualités du cœur, les valeurs familiales autant qu’individuelles, les énergies actuelles et la richesse des traditions.

Ces contacts et expériences sont autre chose que des agréments touristiques. Ils préparent consciemment et patiemment la coopération entre les nations qui, jusqu’à présent persistaient à s’ignorer, à se confiner dans un dangereux repliement sur elles-mêmes, propice à l’orgueil nationaliste et aux préjugés délétères. Voilà un premier devoir. Un second consiste à rechercher en tout ce qui se dit et ce qui s’écrit les facteurs qui unissent, au lieu de souligner systématiquement ceux qui opposent. Dans le domaine des intérêts il y aura toujours des conflits qu’on cherchera à résoudre par la méthode indiquée plus haut. Dans le domaine des idées, des aspirations intellectuelles et spirituelles, les heurts sont moins âpres, les accommodements plus faciles et moins fragiles. Après les effroyables catastrophes des deux guerres mondiales, et en face de menaces nouvelles, c’est avant tout l’idée de paix, la volonté de paix qui forme le trait d’union et un solide point de départ. La paix, non pas comme notion abstraite ni comme velléité sentimentale, mais comme entreprise longue et laborieuse, à laquelle tous devront s’attacher.

Ceux qui ont le bonheur de pouvoir y contribuer, par leur esprit de fraternité fondé sur une conception chrétienne de la liberté et de la dignité humaine – seront parmi les meilleurs artisans d’une Europe ainsi rénovée et unie.