Permettez-moi de commencer par Matthieu 14:13-21, l’histoire qui nous enseigne comment nourrir 5.000 personnes. L’histoire arrive immédiatement après que Matthieu ait annoncé au lecteur que la tête de Jean-Baptiste avait été placée sur un plateau et exposée lors d’une fête d’anniversaire au palais du roi Hérode. Essentiellement, le gouvernement a tué le baptiseur parce qu’il était devenu gênant. Jean, rappelons-nous, était celui qui avait salué Jésus alors que les deux étaient encore dans le sein maternel (Lc 1,39-55) et qui avait préparé le chemin de Jésus en le baptisant dans sa vocation prophétique (Mt 3,13-17).

Jésus, après avoir entendu qu’il pourrait être la prochaine cible d’Hérode, se retire stratégiquement dans une barque vers un endroit désert seul. Cependant, l’Évangile dit que “quand les foules l’ont entendu, elles l’ont suivi à pied depuis les villes” (Mt 14,13, NRSV). Jésus, incapable d’être seul à cause de la foule, les rencontre sur le rivage et commence à guérir les malades avec compassion.

Bien que l’assassinat politique soit à l’origine de l’histoire de l’alimentation des 5000, l’essentiel de l’histoire est centré sur une préoccupation très pratique : la nourriture. Les disciples s’approchent de Jésus en disant: “C’est un lieu désert, et l’heure est tardive ; renvoyez les foules pour qu’elles aillent dans les villages et s’achètent à manger” (Mt 14,15). Alors que la logique des disciples est raisonnable, il y a un manque de compassion (souffrir avec) dans le fait d’éloigner les gens pour que chacun puisse s’acheter à manger. Jésus répond à leur logique avec sa propre vision exigeante : “Ils n’ont pas besoin de partir, vous donnez leur quelque chose à manger.”

Les brefs échanges qui suivent entre Jésus et ses disciples laissent beaucoup à désirer pour comprendre comment les ressources ont été trouvées pour nourrir la foule, surtout que les disciples n’avaient que cinq pains (et deux poissons). Alors que d’un côté on peut dire que Jésus a simplement fait un miracle et multiplié la nourriture, ou de l’autre que les gens ont commencé à partager ce qu’ils avaient déjà avec eux et que c’était plus que suffisant, on ne sait vraiment pas comment ils se sont organisés pour que 5000 puissent manger. A ce niveau d’analyse, l’histoire de l’alimentation des 5000 est un mauvais choix pour répondre à la question : Comment Jésus s’organiserait-il? Cependant, mon intérêt pour l’histoire n’est pas parce qu’elle fournit un modèle pour l’organisation communautaire, mais plutôt parce qu’elle nous rappelle une dimension cruciale du ministère de Jésus : il nourrissait les gens, il marchait avec les gens, et les gens marchaient avec lui.

Dans nos communautés ecclésiales, il n’est pas rare de trouver une dichotomie destructrice entre charité et défense des droits, ou entre service direct et organisation communautaire. Cette tension peut se manifester de diverses façons, mais inévitablement, la charité/le service direct est considéré comme religieux ou apolitique, tandis que l’organisation communautaire/le plaidoyer est considéré comme politique. Le premier est considéré comme ne répondant qu’aux besoins immédiats, tandis que le second est considéré comme s’attaquant aux causes profondes. L’une est considérée comme plus centrée sur le présent, tandis que l’autre est plus tournée vers l’avenir. Jésus, cependant, a réconcilié ces tensions dans son ministère d’acompañamiento.

La racine étymologique latine du mot acompañamiento (accompagnement) est “cum+panis” → “con+panis”→ “avec+pain”. Les compagnons sont ceux avec qui on partage son pain. Dans l’histoire évangélique de l’alimentation des 5000, il était fondamental de s’attaquer à la faim physique des foules, mais au-delà, c’était aussi le moyen par lequel Jésus et ceux avec qui il rompit le pain devinrent des compagnons mutuels.

Le théologien Roberto Goizueta, qui a écrit sur l’accompagnement, fait le commentaire suivant : “Accompagner une autre personne, c’est marcher avec elle ou lui. C’est avant tout en marchant avec les autres que nous nous relions à eux et que nous les aimons… Il ajoute : “La lutte pour la justice sociale ne fera, à long terme, que perpétuer la déshumanisation des pauvres si elle n’est pas entreprise avec eux. A moins que la transformation sociale ne s’enracine dans l’accompagnement quotidien des pauvres, c’est-à-dire dans l’acte quotidien de marcher, de vivre avec, de rompre le pain avec certains pauvres dans le concret de la lutte quotidienne des pauvres pour leur survie, la transformation des structures sociales ne fera, à la longue, que perpétuer l’oppression des pauvres”.

Alors, en réponse à la question Comment Jésus s’organiserait-il, je dois répondre en insistant sur le fait que Jésus deviendrait un compagnon qui marche avec un/une autre personne rompant le pain ensemble, et surtout, avec ceux qui ont faim, les malades, les persécutés. Par l’accompagnement, Jésus fournit les moyens de réconcilier les (fausses) dichotomies de la charité et de l’advocacy, du service direct et de l’organisation communautaire. C’est par l’acompañamiento (con pan) direct que l’organisation et le plaidoyer portent la marque de Celui dont la présence libératrice auprès des pauvres était déjà une menace pour les structures sociales, religieuses et politiques de son temps.