Dans une modernité fondée sur le développement des sciences et techniques,  les religions n’ont plus de place et sont en voie d’extinction. Telle était la « pensée dominante »  en France et en Europe occidentale à partir de la fin du XIX° siècle. Et comme nous étions porteurs de la civilisation pour toute l’humanité, il en serait partout dans le monde au fur et à mesure de la modernisation des sociétés. Le communisme  avait repris cet espoir en lui donnant sa dimension sociale de progrès pour tous.

Le retour  des religions ?

Dans l’opinion publique occidentale, deux événements ont d’abord remis quelque peu en question cette annonce de la disparition des religions dans l’histoire mondiale : le combat de Solidarnosc en Pologne (et, dans la foulée, l’élection  d’un Pape polonais, Jean-Paul II), et la révolution Iranienne menée par des religieux musulmans avec les « classes populaires » contre le pouvoir « moderniste » du Shah, soutenu par « l’impérialisme anglo- américain ». La romancière Annie Ernaux rend ainsi compte de ce que fut ce choc pour les occidentaux, quand elle évoque cet événement  dans Les années : “La représentation du monde se retournait. Cette nébuleuse d’hommes en robe et de femmes voilées comme des saintes vierges, de chameliers, danses du ventre, minarets et muezzin, passait de l’état d’objet lointain, pittoresque et arriéré, à celui de force moderne. Les gens peinaient à unir modernité  et pèlerinage à La Mecque, fille en tchador et préparation d’une thèse à l’université de Téhéran. On ne pouvait plus  oublier les musulmans. Un milliard deux cents millions.” (Gallimard, 2008, p. 212).

Plus récemment, le terrorisme au nom de l’islam a été l’autre visage de la réapparition de la religion dans la politique internationale. Mais au-delà de cette menace directe, les acteurs de la politique internationale ont  pris  conscience de l’importance du fait religieux dans nombre de sociétés maintenant aussi « modernes » que nous  et assez puissantes pour nous concurrencer, en Asie, en Inde, en Afrique, en Amérique latine. Et, contrairement à la vision qu’on en a dans nos pays, le christianisme fait aussi partie de ces forces religieuses : le nombre des fidèles de l’Eglise catholique et de l’ensemble des Eglises chrétiennes est en hausse et la proportion reste stable dans le monde, compte-tenu de l’augmentation globale de l’humanité (autour d’un tiers de l’humanité pour le christianisme, plus d’un milliard de fidèles pour le catholicisme).

En France, la résurgence de la religion dans la vie sociale s’est faite à partir des manifestations publiques de la pratique musulmane, par les jeunes générations plus que par  leurs parents, ce qui renversait la perspective d’une extinction au fur et à mesure du vieillissement des anciennes générations. Mais, avec le choc des attentats commis au nom de l’Islam, pour la majorité de l’opinion publique, c’est une image de réaction fondamentaliste qui éclipse celle de la pratique ordinaire de la majorité des musulmans. Concernant la religion catholique, alors que l’existence des 4 ou 5%  de « pratiquants réguliers » résumait souvent la perception du christianisme en France, le reste n’étant que « zombies », ce sont les manifestations contre le « mariage gay », qui ont fait percevoir à l’opinion publique que le cadavre bougeait encore … plutôt sur le mode « réaction à l’évolution de la société ».

Il reste d’autres catholiques que ceux de la messe dominicale ou de la « manif pour tous »

Dans ce contexte, l’intérêt d’une enquête publiée récemment dans La Croix est de rappeler que la présence  catholique ne se résume pas à ce petit noyau de la messe dominicale et aux participants de la « manif pour tous », en distinguant  parmi  les 53% de « catholiques déclarés » dans les différents sondages, 23% de « catholiques engagés », incluant tous ceux qui, fidèles des grandes fêtes de l’année ou des grands étapes de la vie (baptême, mariage, décès), se sentent rattachés à la vie de l’Église par d’autres pratiques : actes de dévotions, dons aux associations caritatives, catéchèse des enfants…

Dans la présentation de La Croix, ces « engagés » sont répartis  en six « profils ». Mais, paradoxalement, trois sont consacrés au petit reste des pratiquants réguliers : les « conciliaires »,  engagés dans de nombreux mouvements diocésains ; les « observants », proches  des associations « traditionalistes » ; les « inspirés », en lien avec des communautés « charismatiques ». Et les « émancipés »  du quatrième profil, critiquant  le Pape « trop timoré dans ses réformes » et  privilégiant l’engagement dans des mouvements non confessionnels,  sont  assez familiers de cette messe dominicale, même s’ils ne la fréquentent plus, pour la juger  « déconnectée de la culture contemporaine ».

Ainsi,  quatre de ces profils sont donc d’abord construits autour de visages militants, avec des termes évoquant les combats qui ont suivi le Concile Vatican II …  il y a cinquante ans.  Tous les autres, – la grande majorité -,  sont regroupés  dans deux profils, désignés seulement par  leur degré de pratique : les « festifs culturels » qui vont à l’église pour les rites de passage et les « saisonniers fraternels », pratiquants des grandes fêtes de Noël, Pâques… Or, il y a probablement autant de diversité dans les choix religieux – parfois configurés  autrement – parmi les « saisonniers » ou les « festifs », pouvant, par exemple, être à la fois touchés par l’appel du Pape à Lampedusa et regretter son absence de décisions nouvelles concernant les divorcés remariés, les homosexuels, l’avortement, la fin de vie, ou l’ordination des  hommes mariés et des femmes…  être attachés à des dévotions traditionnelles et favorables aux liturgies en français…

Cette concentration  sur le petit reste des militants, « orthodoxes » ou « contestataires », et des pratiquants réguliers ne permet guère de comprendre ce que devient l’héritage chrétien aujourd’hui. C’est un peu comme si, pour repérer les nouvelles figures de l’engagement de gauche  dans notre société, on s’attachait principalement aux débats internes entre militants  de ce qui reste des Partis communiste  ou socialiste …

L’ébranlement de nos « vérités universelles »  sur l’homme, le sens de l’histoire

Car l’un des grands changements dans nos sociétés occidentales depuis quelques décennies, c’est précisément la distance prise, dans ces nouvelles générations, envers toutes les institutions qui se présentaient comme porteuses d’une vérité absolue : les Eglises chrétiennes comme tous les partis et mouvements leur ayant opposé, au nom de leur connaissance de la Raison, de la Science, du « sens de l’histoire », une autre vérité universelle sur l’homme et la société.

Ceux qui n’adhérent plus à ces institutions  n’ont pas plus rejoint les dissidents qui les contestaient avec la même assurance de posséder la vérité, que ce soit pour revenir à la « pureté » du christianisme originel au nom d’une autre parole évangélique sacralisée, ou à « l’authenticité » du communisme revendiquée par des groupes trotskistes.

Parmi ceux qui ont grandi avec cette nouvelle prise de conscience de la diversité des visions de l’homme et du monde, portées par les nouvelles puissances émergentes, et des limites de notre modèle occidental, beaucoup ne rejettent pas ces héritages chrétiens  et/ou laïcs.  Ils se reconnaissent  volontiers comme étant « de famille chrétienne, communiste, socialiste, laïque … », mais ce n’est plus un absolu indiscutable : plutôt une base de départ, une inspiration dans la recherche, ouverte à d’autres, d’un chemin à tracer.

Adhérer à une religion… qui n’est plus “la seule vraie”

Dans le champ religieux, on retrouve cette nouvelle manière d’assumer l’héritage  aussi bien parmi les « croyants » que parmi le « « incroyants » ou « sans religion ».  Concernant les catholiques, elle se manifeste  dans la perception globale qu’ils ont de leur religion. Alors que dans  les années 50, la moitié  d’entre eux  estimaient que « la religion catholique est la seule vraie religion », plus de 60 % aujourd’hui, y compris parmi les pratiquants réguliers,  souscrivent à la proposition « toutes les religions se valent » : ce n’est plus, ici, l’argument avancé par des « sceptiques » pour justifier leur rejet de la religion  au nom des certitudes de la science et de la raison, mais une parole de croyants, en distance avec une « possession de la vérité » et en ouverture aux autres chemins d’humanité.

“Des problèmes trop longtemps laissés à l’exclusivité du religieux”

A ceux qui ne se reconnaissent pas  « appartenir » à l’une ou l’autre religion, les sondages ne proposent que la catégorie « sans religion ». Ils sont de plus en plus nombreux. Aujourd’hui, en France, la moitié des 18-25 ans se déclarent « sans religion », dont  un certain nombre ont été baptisés et catéchisés, ont ou ont eu des parents et plus encore des grands-parents, catholiques plus ou moins pratiquants. Et ce n’est pas propre à la spécificité « catholique » du christianisme : en Allemagne, la fréquentation des cours de religion par les jeunes est en forte  baisse aussi bien chez les protestants que chez les catholiques.

Mais si s’afficher « sans religion »  était habituellement  une proclamation d’hostilité, – et c’est encore le cas pour certains -, ou simple signe d’indifférence à toutes les activités et préoccupations spirituelles du « monde religieux », cette reconnaissance d’une « non appartenance » n’exclut pas, pour un certain nombre, l’intérêt et l’attachement envers ce qui apparaissait jadis comme faisant partie intrinsèque de la religion. Ainsi de la réappropriation de la spiritualité dont témoigne le succès de nombreux essais et publications : il s’agit  d’« aborder des problèmes trop longtemps laissés à l’exclusivité du religieux » précise ainsi Philippe Corcuff dans  « Pour une spiritualité sans dieux »,  dans un « mouvement de sécularisation de la spiritualité, sans pour autant abandonner les enrichissements propres au dialogue avec des spiritualités religieuses », en cherchant un chemin entre « les tyrannies de l’absolu » et « un nihilisme niant toute valeur » (Editions Textuel, 2016, pp.9, 43).

Certains gardent aussi des pratiques « religieuses » : prier et se recueillir dans les églises, faire retraite dans  des abbayes, redécouvrir la pratique des pèlerinages (cf. à propos de Compostelle, Alix de Saint-André, En avant route, Gallimard 2010, Jean-Christophe Rufin, Immortelle randonnée, Compostelle malgré moi, Editions Guérin, 2013)… Et 70% des français (y compris parmi les jeunes) se déclarent encore attachés aux obsèques religieuses. Enfin, on sait que l’appel évangélique du Pape François contre l’indifférence de nos sociétés envers les exclus a été salué et reçu bien au-delà du monde catholique.

« De quoi faire pâlir d’envie tous les communicants de l’Eglise »

Des agnostiques et incroyants participent même à la transmission de cet héritage chrétien. Certains, architectes, conçoivent avec les responsables religieux de nouveaux lieux de culte, écrivains, réalisent avec des théologiens de nouvelles traductions de la Bible, historiens, psychanalystes… renouvellent la lecture d’Augustin, de François d’Assise, de Thérèse d’Avila… Et leur voix porte précisément parmi ce « grand public » qui ne s’intéresse guère aux « témoignages de foi » des membres des Eglises.

A la sortie du film Des hommes et des dieux, sur les moines de Tibhirine, prix du jury du festival de Cannes 2010, une des responsables de la rédaction de La Croix, Isabelle de Gaulmyn faisait ce constat dans le blog publié sur le site du journal « Ce qui laisse songeur, c’est de voir qu’un cinéaste non croyant, totalement en dehors de la « boutique » catho, parvient aussi bien à faire passer un message chrétien, et qui plus est à un large public. De quoi faire pâlir d’envie tous les communicants de l’Eglise ».  Et à propos du roman Le Royaume d’Emmanuel Carrère, pratiquant fervent devenu agnostique, tiré à plusieurs  centaines de milliers d’exemplaires, le critique du journal Les Inrocks  écrivait qu’il  « parvient à passionner ceux qui croient au Ciel et ceux qui n’y croient pas » (et un autre, sur le site du journal Le Point, qu’il « réussit là où bien des ouvrages sur la religion catholique échouent, à donner l’envie de se (re) plonger dans l’Ancien et le Nouveau Testament ».

Croyant, incroyant, mais …

« Alors que je ne me définirais pas comme un croyant, il y a quelque chose qui me paraît résister, quelque chose qui me reste extrêmement précieux et qui n’est pas purement moral et culturel : il y a cette folie du christianisme dont Paul parle très bien, qui va à l’encontre de tout ce que l’on croit savoir du monde, de la manière dont il tourne et fonctionne, et donc de la façon dont nous devons nous y ajuster ». C’est ce que répondait Emmanuel Carrère au journaliste de La vie (22.08.2014) qui lui demandait, à l’occasion de la publication de son roman plus ou moins autobiographique : « À la question “Êtes-vous chrétien ou non ? “, vous passez le livre à répondre avec des “Qui sait ?” et un ” Je ne sais pas ” final. Alors, l’êtes-vous ou non ? ».

Une partie de nos contemporains ne rentrent plus très bien dans les catégories d’hier et répondent souvent avec des réserves semblables à ceux qui cherchent à  les y faire entrer : ils ajoutent souvent ainsi  un « mais » après voir dit qu’ils sont « croyants » ou « incroyants », un « mais » qui fait  intrinsèquement partie de leur « profession de foi ». Non  par hésitation ou faiblesse de conviction, mais plutôt, dans la confrontation avec les autres manières de vivre et de pensée qu’entraine l’actuelle étape de la mondialisation, comme indication de la modestie d’une affirmation qui se reconnaît sans la garantie des paroles éternelles et universelles, qu’elle vienne de Dieu, de la Raison, de la Science.